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Alpinisme

L'ascension du Mont Perdu

en 1797

Nous avons parlé le mois dernier de la classification moderne des ascensions alpines en six degrés de difficultés, indiquant brièvement les caractéristiques de chacun de ces degrés. Mais ce n'est que par des exemples et des récits d'escalade qu'il sera possible de montrer les différences essentielles entre chaque catégorie et la suivante.

En pratique, à quelques exceptions près naturellement, la progression des difficultés vaincues par les alpinistes a été constante, et il nous a paru amusant de choisir des exemples de récits d'ascensions en suivant à la fois l'ordre de difficulté croissante et l'ordre chronologique. Ainsi chaque récit correspondra à la description de difficultés déjà sérieuses pour l'époque, et l'on pourra suivre la curieuse évolution de l'état d'esprit de l'alpiniste et de son style devant les obstacles et les dangers de la montagne.

C'est à Ramond que nous ferons appel pour nous parler du premier degré, tel qu'il l'a vu à la fin du XVIIIe siècle, au cours de l'ascension du Mont Perdu, dans les Pyrénées.

Arrivé à Gavarnie avec huit compagnons et deux montagnards de Barèges qui l'accompagnaient habituellement, Ramond ajoute à sa troupe un chasseur d'isards qui n'en sait guère plus qu'eux sur le Mont Perdu et deux autres indigènes.

La cime leur apparaît bientôt : « C'est un cône très oblique et très obtus, tout resplendissant de neiges éternelles, et qui se montre au-dessus des hautes murailles de la vallée d'Estaubé. Je l'indiquai à mes jeunes compagnons, qui, en la voyant si nettement, se croyaient déjà au terme du voyage. Or il ne fallait pas moins de quatre heures de marche pour atteindre seulement le pied du mur ; et ce mur, qu'il s'agissait de tourner et peut-être de gravir, j'en mesurais les roides escarpements ...

» Cependant nous approchions des murailles et les moindres objets acquéraient des dimensions démesurées. Nous atteignîmes enfin les débris que verse la montagne et qui forment la moraine du glacier. Il fallut mettre le pied sur la neige et envisager de front le menaçant couloir en haut duquel nous devions trouver le Mont Perdu.

» Au premier abord, ce n'était qu'un jeu ; la neige avait une bonne consistance, et une médiocre inclinaison ; on s'y élança avec toute la confiance que donne l'inexpérience des montagnes. Mais nous n'avions pas fait cinquante pas que l'inclinaison augmenta ; et on la voyait augmenter sans cesse. On regardait au-dessus de sa tête, et l'inclinaison augmentait toujours. Nous n'avions pas marché un quart d'heure que la neige durcit au point de ne plus recevoir l'impression du pied. Il fallut songer à assurer nos pas, en les traçant d'avance à l'aide de marteaux. Nous nous disposâmes donc en file, marchant tour à tour, et du même pied dans les trous que creusaient les trois premiers de la colonne. »

Ce jour-là, Ramond doit faire demi-tour avant d'atteindre le sommet. Il revient à la charge un mois plus tard, mais se heurte à des difficultés plus sérieuses encore : ayant remonté pendant deux heures un couloir de neige fortement redressé entre deux parois rocheuses, il doit abandonner le centre du couloir, pour éviter un bombement trop raide, et prendre pied sur une arête de glace détachée du rocher :

« Une douzaine de degrés, que nous taillâmes presque à pic, nous portèrent sur ce bord, qu'il fallut écrêter avant d'y poser le pied, et sonder à grands coups pour s'assurer qu'il était capable de nous porter. En sondant et en écrêtant toujours, nous réussîmes à faire treize pas en vingt-minutes, montant en équilibre sur une ligne glissante, le précipice derrière et des deux côtés.

« Deux fois nous fûmes arrêtés par des saillies du rocher qui se projetaient en avant et nous barraient le chemin ; il fallait se plier autour de ces saillies, au risque de perdre l'équilibre et de se précipiter. Bientôt il fut tout à fait impossible de passer outre, et nous n'eûmes plus d'autre refuge que ces mêmes rochers, qui, la première fois, avaient paru inaccessibles. Pour concevoir la disposition de ces rochers taillés en degrés, qu'on se figure d'abord une rampe d'escalier dont les marches seraient presque toujours plus hautes que larges et qu'on aurait redressée de façon que l'angle d'inclinaison soit augmenté d'un tiers. Ce fut là qu'il fallut se hisser de gradin en gradin. Le premier y était poussé par le second et, une fois accroché, il lui prêtait la main à son tour. Ceux qui gravissaient en avant ne pouvaient faire un faux pas qui ne compromît le reste de la troupe, ni ébranler un quartier de pierre qui ne volât sur la tête des autres.

» Nous approchâmes enfin du sommet de la crête ; il ne restait plus qu'un petit nombre de degrés à monter ; et le redressement des couches en adoucit déjà la pente.

» Je regardai mes compagnons ; aucun n'avait donné de signes de crainte, mais aucun ne donnait de signes de joie. Après tant de plans inclinés, de rochers si droits, de glaciers si perfides, nous ne sentions d'autre besoin que celui d'un peu de terrain plat où le pied pût se poser sans délibération. »

Et Ramond se lance dans une description émerveillée du panorama, du calme et du silence de la cime, enfin atteinte, après avoir surmonté des difficultés qui font sourire les touristes d'aujourd'hui.

Pierre CHEVALIER.

Le Chasseur Français N°636 Février 1950 Page 93