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Un peu de gaieté

Un débrouillard

natole-Jules Martial était un simple. Un très bon garçon, mais un simple. Issu d'une famille extrêmement honnête, mais fort pauvre, il avait dû, après avoir lamentablement échoué à son certificat d'études, se mettre à travailler pour vivre. Il débuta, modestement, par une place d'aide-éplucheur auprès d'un marchand de marrons, un Auvergnat, qui avait installé son fourneau au coin de la rue des Pyrénées et de l'avenue de Breteuil. Le métier ne plaisait pas au pauvre enfant. Il travaillait mollement et son patron le mit à la porte — si, du moins, cette expression peut s'appliquer au cas présent. Ensuite, il entra chez un coiffeur comme « balayeur de cheveux ». Mais il n'y resta que quelques jours, le bruit des ciseaux lui portant sur les nerfs. Enfin, il fut « faiseur d'yeux » dans un petit restaurant de la périphérie. Ce métier, très pénible, le retenait quelques heures par jour à la cuisine, entre le fourneau et le guichet par lequel les assiettes étaient passées à la serveuse. Chaque fois qu'un client commandait de la mixture, totalement aveugle, désignée sur la carte sous la fallacieuse appellation de « bouillon gras », le cuisinier en emplissait une assiette qu'il posait sur une tablette, devant Anatole-Jules. Celui-ci mettait alors dans sa bouche une cuillerée à café de colle de poisson, emplissait d'air ses poumons, serrait les lèvres et, soufflant avec force, lançait une espèce de brouillard dont les particules, s'égaillant à la surface de l'eau chaude colorée, donnait vaguement au contenu de l'assiette l'apparence d'un consommé « avec des yeux ». Mais il dut cesser ce travail au bout de peu d'années, la colle de poisson, dont, fatalement, il avalait quelques gorgées tous les jours, lui ayant complètement obstrué le jéjuno-iléon, maladie qui le cloua plus d'un an à l'hôpital. Pendant ce temps, il étudia à fond la langue anglaise avec son voisin de lit; un Turc atteint d'échinococcose aiguë ...

— Mais, enfin … allez-vous me dire, jusqu'ici votre histoire n'est pas drôle du tout ! Vous ne nous racontez que des choses pénibles, et nous prenons sincèrement en pitié ce pauvre jeune homme ...

— Attendez ! Attendez ! ... Patience ! ... Ce pauvre jeune homme, comme vous dites, savez-vous ce qu'il est actuellement ? ... Non ? ... Il est M. A.-J. Martial, directeur des Services de la Publicité de l'une des plus grosses firmes de coffres-forts des États-Unis, aux appointements mensuels de 3.428 dollars 57 cents, soit, en francs français, 119.999 francs et 95 centimes. Faites le calcul au dollar à 350.

Vous ne vous attendiez pas à cela ? Pourtant, c'est la stricte vérité. Voici comment notre héros parvint à franchir allègrement les multiples degrés de son échelle sociale.

Si vous avez bonne mémoire, vous devez vous rappeler qu'il était à l'hôpital pour obstruction du jéjuno-Iléon. Un matin, un fragment de journal lui tomba sous les yeux. Il y lut une annonce ainsi rédigée :

Imp. firme coffres-f. dem. -excel. vend. intel. parl. franc.
— S'adres. Winkenstock & C° 923, 108e aven., New-York.

Aussitôt, il s'écria :

— Je risque ma chance ... Zou ! ...

Incontinent, il sauta à bas du lit, sauta par la fenêtre dans la cour, sauta le mur, fila à la gare Saint-Lazare, s'installa sur les tampons d'un train en partance pour Le Havre ; là, il s'engagea comme aide-soutier sur un paquebot, arriva à New-York, se faufila entre les jambes des agents de la Douane, qui lui auraient certainement demandé des choses qu'il aurait été dans l'absolue impossibilité de leur fournir et, trois quarts d'heure après son débarquement, il sonnait à la porte de la firme Winkenstock & C°. On est débrouillard ou on ne l'est pas. Anatole-Jules l'était, incontestablement. J'ignore comment il s'y prit, mais, quelques minutes après son arrivée, il était installé dans un profond fauteuil de cuir, dans le studio du patron, en face de celui-ci. Entre eux deux, sur un guéridon de macassar, deux verres de cristal étaient remplis d'un fameux flytox-gin-soda, qu'ils dégustaient avec des pailles blondes.

Le patron, radieux, lança une bourrade amicale sur la tête d'Anatole-Jules et lui dit :

— Old boy, vous me plaisez. You are doing as you best may ! Ici, nous vendons des coffres forts. Vous savez ce que c'est qu'un coffre-fort ?

— Non.

— Venez !

Après dix minutes d'entretien et de démonstrations, Anatole-Jules en savait autant sur les coffres-forts que Fichet et Haffner. Dès que les deux hommes furent réinstallés dans leurs fauteuils respectifs, M. Winkenstock parla en ces termes :

— Sachez, old fellow, que notre principal concurrent, la maison Clifton and C°, de Philadelphie, vient de lancer une publicité du tonnerre, qui peut nous faire beaucoup de tort. Vous savez, évidemment, que l'une des qualités primordiales d'un bon coffre-fort est l'incombustibilité.

Il tira de l'une de ses poches un numéro du journal Chicago Tribune et montra au jeune homme un placard publicitaire tenant la moitié de la page 34. On y lisait :

Une expérience concluante : La célèbre maison Clifton & C° vient de procéder à une expérience remarquable. On a enfermé un coq vivant dans l'un de ses fameux coffres-forts, qui fut placé pendant douze heures sur un bûcher ardent. Lorsque le feu fut éteint et le coffre refroidi, on ouvrit ce dernier. Le coq, heureux d'être délivré de sa prison d'acier, sauta allègrement sur le sol, secoua ses plumes et lança dans l'air un joyeux et sonore « Cocorico ! ».

— Et alors ? demanda Anatole-Jules.

— Alors, fit Winkenstock, il s'agit de faire beaucoup mieux pour mes coffres, old chap ! Et tout de suite. Si vous me trouvez quelque chose de supérieur, je vous nomme immédiatement directeur de mes services de publicité.

Le jeune A.-J. Martial réfléchit sept secondes, prit sur le guéridon une feuille de papier et un stylo, et dit :

— Vous allez envoyer immédiatement ce texte aux journaux, à insérer en caractères gras, sur une page entière.

Il écrivit :

Une expérience plus que concluante : La célèbre maison Winkenstock & C° vient de procéder à une expérience remarquable. On a enfermé un coq vivant dans l'un de ses fameux coffres-forts qui fut fermé et placé pendant vingt-quatre heures sur un bûcher ardent. Lorsque le feu fut éteint et le coffre refroidi, on ouvrit ce dernier. Le coq ...

— Et alors ... quoi ? le coq ? … fit Winkenstock haletant.

Tranquillement, Anatole-Jules termina sa phrase :

... Le coq fut retiré de sa prison d'acier. IL ÉTAIT MORT DE FROID.

Roger DARBOIS.

Le Chasseur Français N°636 Février 1950 Page 128