M: François Balsan, bien décidé à traverser les hauts
plateaux beloutches, a dévié de la route que lui avaient tracée les autorités
anglaises, le long de la frontière des Indes, et s’est enfoncé avec sa petite caravane
en plein cœur du Béloutchistan féodal. Dans les lignes qui suivent, il nous
donne ses impressions en arrivants à Bela, la capitale du Sud.
C'est en plein midi que tout d'un coup, après un relèvement
de terrain, apparaît à l’horizon une colline bombée, dominant des végétations
assez denses.
De prime abord, je n'y remarque rien. Mais l'attention que
lui prêtent mes gens appelle la mienne. Je connais la brusque fixité de leurs
regards lorsque quelque chose d’intéressant surgi : c'est leur manière
d'avertir.
En examinant mieux la colline bombée, et en bravant pour
cela les insupportables jeux de lumière qui l'environnent, j'aperçois de légers
creux et de légères saillies dans la masse.
— C’est Bela, claironne Abdul, que la vue de la ville
ressuscite.
Décidément, ces maisons du Makran ont l'art du camouflage.
Rien ne les distingue en leur boue des fauves couleur du sable. Leurs formes basses
leur font faire corps sur le terrain. Pourtant, maintenant que nous approchons,
les détails s'accusent, les plans se tranchent. Nous avons tourné, et sous ce
nouvel angle un cube blanc se détache ; le palais sans doute.
Pas de faubourgs, l’enceinte approche. Elle est crevée par
une voie d’entrée assez large : ma caravane s’y enfourne, moi en tête, ayant
mis pied à terre, ruisselant de la très longue étape.
Où suis-je ? Qu'était Uthal auprès de ce soudain pas en
arrière dans le temps que je suis en train de faire. Je me demande à quelle
époque je recule, et si tous ces hommes qui me dévorent de leur curiosité sont
bien nés à mon siècle.
Des teinturiers brassent des linges dans des cuves enfouies
en terre. L'indigo, la garance teintent ces bains primitifs, pauvres colorants végétaux
dont les plantes mères poussent aux flancs des montagnes et qui n'ont pas la
solidité indestructible des drogues Kuhlmann. Ils ont, en contrepartie, le
pouvoir de « passer » en tons rares, où l'œil émerveillé reconnaît
les chatoiements des vieux tapis persans ou turcomans, faisant songer à la palette
de nos vitraux de cathédrales.
La rêverie s'empare de moi, je m'attarde devant ces premiers
artisans. Mon chameau, que j'oubliais, me bute dans le dos et me pousse vers le
spectacle suivant : un atelier étincelant de métal. Sabres, poignards
voisinent là avec des fusils à crosse courbe. Les aciers jettent leur éclat
discret sous 1’ombre noire de la boutique, où le turban et la banbe de
l’armurier sont deux taches blanches.
Une vache en liberté arrive à ma rencontre. Je dois l'impressionner.
Elle s'arrête, plaque au sol une bouse de la largeur de la ruelle et opère un
demi-tour brutal, en piétinant son frais dépôt, qui m'éclabousse en gouttes
tièdes.
Je continue droit devant moi : je pense que je suis la
direction opportune pour un arrivant officiel. Les artères latérales sont si
étroites que les débordements des éventaires qui se font face se touchent
presque. Il y fait nuit. Leurs voûtes en clayonnages seraient trop basses pour
mes chameaux. Allons donc, sans nous détourner de la rue principale.
Des masses d'enfants jouent et se poursuivent. Je me rappelle
une petite fille de treize ans peut-être, au visage de femme faite, avec la
marque précoce de la vie dans ses yeux d'opale verte. Une volupté anormale
émane de son corps infantile. Ses compagnes, même plus âgées, restent, elles,
de grands bébés en robes de teintes violentes.
Des bousculades se produisent entre cette marmaille et des
ânes, exténués sous le poids de leurs charges : fruits, fourrage,
briquettes d'argile séchée. Une pauvre bête renversée gigote, impuissante à se
relever.
Un bœuf curieusement harnaché déambule pesamment. Il porte
en deux sacoches géantes (les peaux de deux de ses congénères, assemblées à cet
effet) 400 ou 500 litres d'eau, pour le moins, qu'il a charge, évidemment, de
distribuer en ville. Son conducteur l'excite de l'aiguillon et de la voix, sans
l'émouvoir.
Toutes ces petites scènes se déroulent au ralenti dans
l'enclos de ces remparts de boue sèche. Impressions d'indifférence complète
vis-à-vis du reste du monde, de résignation heureuse, de paresse. Sur les
quelques milliers d'habitants de Bela, combien sortent chaque jour vers leurs jardins ? ...
Le « minimum vital » : juste ce qu'il faut de bras pour
ravitailler la population.
Ces gens ne mangent pas pour bien manger : ils mangent
seulement pour « durer » d'un effort à l'autre, d'un voyage au
suivant, par exemple. Et, entre les efforts, on évite la moindre dépense
énergique. D'où cet aspect de farniente d'un intérieur de ville telle que Bela :
ses commères bavardes, ces vieux fumeurs, ces attablés de kavouas et toute la
gamme des traînards imaginables. On est étonné que des santés ainsi traitées
arrivent à affronter, lorsqu'en vient la nécessité, les terribles itinéraires
de vingt et trente journées de caravanes !
Mes réflexions en marchant sont interrompues par la profonde
salutation d'un Penjabi bleu-ciel et blanc, sandales ocres, qui accourt
au-devant de nous et me harangue. Abdul se précipite pour le traduire.
— Son Excellence le Wazir-I-Izam (1) vous attend :
on a aperçu notre caravane des entrées de la ville ; et on l'a prévenu de
notre approche. Il nous faut suivre son intendant.
Il advient en certaines circonstances que les sens
prédominent. On voudrait continuer à raisonner, à se rattacher à ce que l'on
pensait avant que l'envoûtement ne nous prenne ... Impossible ! On
est captif, grisé, comblé : incapable de la moindre réaction.
C'est exactement ce qui m'arrive ! Entre la route
incandescente et la fraîcheur de ce jardin, la transition fut trop rapide. De même
entre mes chameliers bornés et sales et le magnifique vieillard qui
m'entretient doucement, tandis que de vrais plats, des boissons glaciales se
succèdent sur une table à quatre pieds.
Mon hôte, Sheick Khan Bahadur Sh. Nabi
Baksh, wazir de l'État de Bela, me reçoit sous ses portiques.
De haute taille, il porte une barbe blanche finement
peignée. Le turban est blanc, le complet de soie blanc aussi. Sur cet ensemble
immaculé, le teint bistre vient faire opposition, et plus encore les yeux
noirs, profonds et pleins d'intelligence malicieuse.
Son Excellence parle un anglais impeccable et se met à ma
portée sans que j'aie à faire effort. Après avoir cessé de lutter contre mes
hommes, contre les éléments, j'ai l'impression que toute peine a subitement cessé
et que je suis le jouet d'un enchantement ...
Des frondaisons touffues s'étagent en gâteaux, ou
s'alourdissent en plongées vers le sol, ou bien encore s'accrochent à la
demeure, grimpent jusqu'à nous. Les citronniers ont leurs citrons. Des fleurs
multicolores piquent leurs tons vifs de-ci de-là. De ce débordant enclos, je
reçois une haleine végétale, une haleine dont l'air surséché du Makran m'avait
fait perdre le goût. Ce « vert » étalé à profusion contre moi vaut un
bain d'eau frappée ...
En fait d'eau, la table porte mieux que cela. Des citrons
pressés, du petit lait. Ma soif est inextinguible. Quand on ne regarde pas, je
vide mon verre (de n'importe quoi) à grands traits et le repousse vite du côté
de l'échanson : un gaillard au teint cuivré, aux linges bleu-ciel, et dont
les pieds adhèrent au dallage de tout le large éventail de leurs doigts. À
combien de verres en suis-je ?
Le Wazir a auprès de lui un neveu, Mohd Hamid Ud Din, qu'il
semble chérir paternellement. Je crois comprendre que le jeune homme est son
fils adoptif, son héritier. Le collège de Lahore l'a européanisé, sans lui
conserver le cachet de haute race que l'oncle garde intact Mohd Hamid a
dix-neuf ans, il doit se morfondre dans cet exil. La venue d'un voyageur est une
aubaine pour lui. Il m'observe avec curiosité, mais se réserve pour le moment
Ce n'est guère que le Wazir qui parle, avec son timbre chaud, ses intonations
nuancées, une abondance enfin qui, en Islam, n'est pas coutume.
— La France ! Monsieur Balsan, la France : le
pays qui a produit Bergson. Aimez-vous votre Bergson ? je l'admire tant.
Il sera aussi vivant, aussi actuel dans deux cents ans qu'aujourd'hui. Telles
sont les lumières qu'il a données que toutes les nouvelles qui viendront ne les
remplaceront pas. On développera peut-être ses idées, ou l'on en aura d'autres :
mais on ne les infirmera point. Elles demeureront des bases fondamentales.
Je suis aussi stupéfait de voir Bergson cité ici que de le
voir cité avec une opinion aussi ferme ... J'en manifeste mon étonnement
d'un mot. Réplique :
— C'est vrai, monsieur Johnson a dû oublier de vous
expliquer. Je suis poète, je suis philosophe, ou les deux à la fois, ce qui
donne soit de la mauvaise poésie, soit de la mauvaise philosophie ...
Bref, il est bien naturel que je suive avec passion tous les penseurs du monde.
Mon neveu prend, lui aussi, un penchant pour les lettres, n'est-ce pas, Mohd Hamid ?
— Yes, yes, acquiesce l'étudiant, comme
il aurait dit no. (Il est lecturer au « Government Collège »
de Syallpur, au Pendjab.)
Pour l'instant, il déguste un ragoût de mouton dont j'ai,
moi, le palais arraché. Une sauce de feu ! J'absorbe coup sur coup deux verres
de lait d'un air qui essaie mal d'être détaché ... L'échanson me dévisage
avec inquiétude et l'intendant se départit une seconde, pour m'observer, de son
garde-à-vous léthargique.
Le cérémonial est « taquiné » par les merles bleus
qui s'agitent dans les poutres, et les coléoptères noirs émigrent du jardin sur
le dallage et nous courent sous les pieds. Il y a aussi de curieux insectes qui
couvrent 50 centimètres en un clin d'œil, s'arrêtent un bon temps sans qu'on
sache pourquoi, puis repartent à fond de train dans un autre axe de marche.
François BALSAN.
(1) Représentant du gouvernement anglais.
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