La bête une fois à terre, chacun de ceux qui avaient tiré
vint constater l'effet de sa balle. Et, par un miracle, nous avions tous touché
ce chamois ... Les deux bracos qui m'accompagnaient, fidèles au Mauser en
dépit des lois et règlements, l'avaient proprement traversé sans l'arrêter. Les
blessures nettes, simples piqûres sans grande importance, avaient traversé le
corps de part en part. La Wetterli dont j'étais muni ce jour-là avait fait un
dégât affreux, sa grosse balle de 11 millimètres en plomb nu s'étant aplatie et
étant restée dans le corps de la bête.
Les premiers projectiles, arrivés peut-être à la vitesse
restante de 500 mètres-seconde, avaient à peine perdu 100 mètres de vitesse à
la sortie, tandis que ma balle antique et démodée avait amorti toute sa force
vive dans l'animal. Ceci nous amena à parler toute la journée, en regagnant les
chalets, calibres, vitesse et pénétration. Ou du moins c'était là un duo, car
nous nous remplacions à porter le bouc, et celui qui l'avait sur les reins
pensait à tout autre chose qu'à discuter, croyez-moi.
Brunet, dit « Ouin-Ouin », un Suisse vaudois,
annonça alors que, sitôt arrivé à l'étape, il allait nous faire voir quelque
chose de nouveau. Or, quand Ouin-Ouin se met à rire avec son air futé, il faut
s'attendre à quelque joviale et majestueuse plaisanterie.
Enfin, à quelques centaines de mètres sous nous, les trois
ou quatre granges basses, à demi cachées entre les grands blocs de pierre,
firent leur apparition. Dans ce cas-là, la politesse alpine veut que ceux qui
ne sont pas chargés dévalent à travers prés, en coupant tous les lacets du
chemin, pour pouvoir offrir à leur camarade, lorsqu'il posera sa charge à
terre, un verre de vin blanc que je n'ai jamais vu refuser.
Ce ne fut pas un verre, mais bien une bouteille tout entière
que le bon Vaudois mit à sec en deux lampées. Ensuite, le chamois pendu par les
cornes dans la cave à fromages, les armes graissées et rangées à leurs clous
sur les poutres, nos gros souliers échangés contre de vastes savates larges
comme des soupières, où les pieds s'étalent béatement après s'être heurtés à
tous les cailloux du chemin, ce fut l'heure des pipes, tandis que cuisait la
soupe, et Ouin-Ouin, prenant la parole avec un air de grand prêtre, demanda :
— Quel est, à ton avis, la bête qui a la peau la plus
dure ? Je n'ai jamais chassé le rhinocéros ni l'éléphant, aussi
n'hésitai-je point à mettre en avant le sanglier, malgré l'irrévérence de mon
ami Cottave, qui soutenait la candidature de la mère de sa femme. Et l'on parla
des balles blindées, demi-blindées et à pointe d'acier, comme si quelque
pachyderme de deux tonnes allait nous arriver le plus naturellement du monde,
au tournant du petit chemin de la vallée. C'est un genre de discussion qui se
termine toujours de manière identique : en face du chalet, à cent
cinquante pas environ, le coteau s'élève en une butte de tir naturelle, et il
n'y a qu'à écarter les verres et les bouteilles et à s'accouder sur la table
pour faire, adossé au bois de la paroi, de merveilleux cartons sans se lever de
son banc. Un bloc de bois est vite roulé en place, pour servir de cible, et les
arguments se succèdent, ponctués de coups de feu. Heureusement, il passe assez
peu de touristes en arrière-saison, sans cela ils ne sauraient que penser à
l'aspect de ces trois énergumènes qui ne s'arrêtent de vider bouteille que pour
braire, et de braire que pour tirer des coups de fusil.
La bille de sapin, perforée comme une écumoire, a cédé la
place à un rondin de bois dur. Maintenant, Ouin-Ouin vient d'amener la
conversation sur les blindages, la guerre navale, les effroyables effets des
obus de 406, et sur les derniers « bazoukas » d'infanterie, dont
l'obus perce sans façon une cuirasse de tank de 20 centimètres.
— Tout ceci n'est rien, proclame Cottave. Quand j'étais
petit, j'ai lu l'histoire du brave amiral Le Kelpudubec, qui avait blindé son
cuirassé avec des oignons. À chaque obus, les oignons fichaient le camp, mais
il n'y a rien qui vous revienne comme les oignons. Goûtez plutôt du miroton bien
mijoté, et deux heures après vous en mangez encore.
— Si tu savais plus bête que toi, tu ferais le voyage
pour aller l'étrangler.
— Je te remercie.
Très digne, notre Suisse est allé chercher un pain, une
grosse miche de six livres et un morceau angulaire de gruyère comme on n'en
voit plus depuis 1940. Je proteste, car si nous nous mettons à faire la « fondue »
à la mode de chez lui, nous n'aurons plus d'appétit pour dîner, mais il
m'arrête du geste.
— Tu n'y es pas. Je veux simplement vous montrer quelque
chose de plus dur que le bronze et que l'acier : le fromage de mon pays,
tel qu'on le fabrique sur le Moléson.
— C'est si dur que ça ?
— Encore plus que tu ne penses.
— Passes-en un bout ...
Il s'exécute, le plus gracieusement du monde, et moi qui
n'ai pourtant pas des dents en acier de cisaille, je mords le plus facilement
du monde dans ce gruyère, que je trouve excellent. Jusqu'à présent, je
maintiens mon opinion. Du tranchant de son couteau, il est en train de sculpter
dans la masse du fromage une manière de clou ou de coin pointu, puis il tire
d'un recoin de la grange une vieille tôle ondulée, du modèle qui tend à
supplanter les toits en planches de sapins — « ancelles » ou « tavaillons » —
qui gagnaient si régulièrement le grand prix à tous les concours d'incendie.
— Voilà le problème : percer un trou dans la tôle
avec ce bout de fromage. Si tu y arrives, je paie l'Asti demain chez Antonio.
Si tu n'y arrives pas, c'est toi qui paies.
L'alternative n'a rien de désagréable, car l'Asti en
question, du « moscato » et non du « spumante », est une
véritable merveille que je ne me lasse jamais de déguster. Mais, dès que je
prends en main le bout de fromage, il se casse en deux et se révèle si
lamentablement mou que je le rejette dans son assiette, en haussant les
épaules.
— J'aime mieux payer l'Asti tout de suite, j'y renonce.
— Et tu as raison. Mais si, moi, je perce le fer avec
ce fromage ?
— Ah ! si tu fais ça, je t'en offre toute une
caisse, douze bouteilles si tu veux, et je ne risque pas grand'chose.
— Douze bouteilles, calcule le gaillard, ça peut aller.
Quand on aura bu la tournée, il m'en restera encore six.
Dans son fromage, il taille maintenant une sorte de
cylindre, en forme de bout de bougie, et Cottave et moi, intrigués tous deux,
l'encadrons à droite et à gauche, le nez sur son chef-d'œuvre, pour bien nous
assurer qu'il ne triche pas.
— Maintenant, va-t'en planter cette tôle debout, à dix
mètres à peu près. Enfonce-la droite et cale-la avec deux poteaux, pour qu'elle
ne tombe pas.
Pendant que Cottave obéit, notre Vaudois est rentré dans le
chalet et en ressort avec son hammerless 12 et une cartouche. Du couteau, il
rogne proprement la douille, enlève le carton serti qui couvrait les plombs et
recueille ceux-ci proprement dans un cornet de papier. Il n'y a pas de petites
économies. La suite s'est passée comme un éclair ; Ouin-Ouin a fourré dans
la cartouche vidée de plombs son morceau de gruyère, a chargé, tiré, posé son
fusil sur la table et repris son verre. Devant nous, la tôle est percée d'un trou
net, sans bavures, comme au passage d'une balle blindée.
— Tu paies la caisse d'Asti, me dit le buveur, et tu ne
l'as pas volé. Ça t'apprendra à te croire malin, quand tu n'es qu'une nouille.
Et tu peux aussi, avec un morceau de chandelle gras comme mon pouce, fendre en
deux une grosse bûche ou percer net une planche de deux pouces. Ce qui prouve
que le fromage est plus dur que le fer. À la tienne.
Je suis en train de repasser mes vieilles formules de
cinématique : 1/2 m V2 ... La moitié de la masse
par le carré de la vitesse : 30 grammes divisés par 2 donnent 15 ...
Mais le fromage est sorti du canon à plus de 400 mètres-seconde. Quatre cents
fois quatre cents ... Évidemment ... en gruyère ou en plomb, la tôle
a reçu le même choc, en kilogrammètres, que si j'avais tiré du 6, ou des
chevrotines, ou une balle pleine, et la vitesse était telle que le projectile a
traversé sans avoir le temps de s'écraser !
Je paierai l'Asti de bonne grâce, d'autant mieux que cette
dépense est un placement, et que je connais pas mal d'amis qui vont
m'entretenir à mon tour, quand j'aurai repris à mon compte le rôle de mon
astucieux Guillaume Tell. On apprend à tout âge, et si je développe ainsi
l'alcoolisme, les armuriers prieront pour moi, qui fais marcher leur commerce.
Mais il a fallu que je le voie pour le croire.
Pierre MÉLON.
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