Avec le tourteau ou poupard, dont nous parlerons quelque
jour, l'étrille constitue l'un des plus délicats échantillons de l'espèce crabienne.
Sur les côtes rocheuses de l'Atlantique ou de la Manche, on peut commencer à
pêcher utilement ce crustacé dès mars et jusqu'à fin septembre. Mais, avant de
prendre le large, à pied, pour l'y cueillir, peut-être conviendrait-il
d'apprendre à la distinguer de ses congénères. Tous les crabes, y compris le
tourteau, possèdent une carapace lisse, à l'exception de l'étrille justement.
Premier moyen de discrimination. Seule l'étrille se couvre d'une cuirasse
rugueuse, très facile à reconnaître au toucher, même à la vue. De là sans doute
provient son nom le plus courant, renouvelé de l'outil d'écurie. Mais on
l'appelle aussi, selon les régions, liret (un liret quasi anagrammatique), ou
crabe laineux, crabe velu, crabe anglais, voire anglette : d'ingénieux onomatologues
affirment que cette désignation, très employée dans la Manche, date du siècle
dernier, à l'époque où les soldats d'Albion étaient tout de rouge vêtus et du
même rouge que l'étrille cuite.
Car, avant le court-bouillon, cet estimable crustacé offre
un tout autre aspect, vous vous en doutez. La couleur générale de la bête va du
gris rougeâtre au gris bleuté, selon les varechs où elle vit, très nettement
différente de celle de tous ses autres congénères, qu'il s'agisse des crabes
gris, verts ou rouges, d'une valeur comestible des plus discutables. Sa
configuration générale est sensiblement celle du crabe ordinaire, à cela près
que l'étrille est pourvue, à l'arrière de sa carapace, de quatre pattes
natatoires plates, deux de chaque côté, et que ses deux pinces
antérieures, dentelées comme celles du homard, sont d'une mobilité étonnante.
Telle vous apparaîtra l'étrille, en quelque coin des côtes
que vous l'alliez pêcher. Il importera avant tout de bien apprendre à la
reconnaître. Elle seule vaut qu'on la prenne, mais le vaut largement : la
délicatesse de sa chair, qui s'apparente à celle du homard, la qualité de sa « farce »
ou « terrinée », du moins lorsque l'animal est bien plein — une
farce compacte, d'un jaune clair, — vous récompenseront amplement, vous et
vos convives, de la peine que vous aurez dû prendre à la cueillir. Car, si le
crabe courant, même le tourteau, se laisse appréhender à peu près sans
combattre, il n'en va pas de même de l'étrille, prompte à l'attaque et de
défense rapide. Donc attention à ses pinçures, peu dangereuses, certes, mais
jamais agréables ; attention aussi à ses prestes réflexes comme à la vitesse
de sa fuite en éclair ! Notez à ce propos qu'il vous arrivera d'en rater
couramment quatre sur cinq, à l'époque de vos débuts, et ne vous en découragez
point. Tandis que le crabe vulgaire vit généralement sur le sable, où
d'ailleurs il pullule, dans la mesure où précisément on en fait fi, l'étrille
ne se rencontre jamais que sur des fonds rocheux, plats le plus souvent, et
toujours pourvus d'herbes marines, particulièrement de varechs courts. Cette
règle ne souffre pas d'exception.
Sur la plupart des côtes de France — mais ceci n'est
pas absolu, — ces fonds rocheux ne se découvrent guère qu'en très fortes
marées, par conséquent aux environs de la nouvelle et de la pleine lune.
L'étrille étant peu nomade et ne se renouvelant donc point pour un emplacement
considéré, on aura intérêt à entrer en campagne (sous-marine) les deux ou trois
jours qui précèdent chaque lunaison et chacun de ses pleins : c'est
presque à coup sûr dans les premiers jours où la mer commence à « bien
découvrir » que l'on remportera les victoires les plus nombreuses.
Ceci établit, par voie de conséquence, les dates les plus
favorables pour la pêche à l'étrille : elles s'inscrivent ce mois-ci, par
exemple, entre le 2 et le 5, puis entre le 16 et le 19. L'indispensable
consultation d'un annuaire des marées déterminera automatiquement les diverses
autres dates fructueuses jusqu'à l'automne, en même temps qu'elle fixera
l'heure prévue de votre départ : la pêche à l'étrille exigeant un large
découvert des zones marines, on ne pourra jamais l'entreprendre que deux heures
avant la basse eau, quitte à continuer la cueillette dans la première
demi-heure du flux au plus tard.
Ainsi préparés, et la hotte ou le panier au dos, il ne vous
reste plus qu'à connaître les modes de pêche de l'étrille.
Cette chasse d'un genre spécial peut s'effectuer aussi bien
à pied sec, à quelque 200 mètres en arrière de la ligne de retrait des eaux,
que dans des mares peu profondes ou en pleine eau, dans le flot descendant.
Mais les débutants auront intérêt à ne pratiquer que la pêche à découvert, la
plus aisée — pas si facile pourtant.
On retiendra que, dès assèchement des plateaux, l'étrille,
se sentant au sec, donc quelque peu désarmée en raison de la surprenante
rapidité de sa nage, s'empressera de se réfugier dans le premier abri venu :
soit dans les anfractuosités d'un rocher, soit sous de larges pierres plates
d'un diamètre oscillant entre 20 et 30 centimètres en général. Cette
particularité dictera le choix de l'instrument de travail le mieux approprié :
le croc. Un croc emmanché d'un bout de bois que le pêcheur tiendra constamment
à la main et qui lui servira à arracher l'étrille à son trou, le plus souvent à
soulever les pierres sous lesquelles elle se sera nichée. À la rigueur, un
simple tisonnier de cuisine fera l'affaire, sans suppléer toutefois aux
multiples services que rendra le crochet.
La méthode la plus sûre consiste à retourner ces pierres
d'un coup sec, en direction de la mer ou latéralement, pour débusquer plus vite
votre gibier, jamais par devers soi, pour éviter de recevoir la pierre sur le
pied. Il faut cependant se garder de laisser retomber le caillou sur sa base,
opération qui risquerait d'écraser une étrille incertaine du sens de sa fuite.
Presque toujours, l'étrille ainsi délogée s'enfuit aussitôt, se dépêchant de
rallier la mare ou le ru le plus proche, animée d'un subtil instinct de
conservation et d'une étonnante rapidité de mouvements.
Il est nécessaire de faire très vite pour la ramasser, et
beaucoup plus que vous ne le pensez. Les professionnels ou les amateurs
entraînés, par conséquent endurcis, n'hésitent jamais à coiffer l'étrille à
pleine main, au risque d'une pinçure. Les débutants pourront s'initier à cet
utile mode de capture en se gantant de gros cuir, ce qui fait toujours bien
rire les marins. Les timorés ne manquent pas de doubler leur croc, ou leur
tisonnier, d'une paire de pincettes de cheminée, curieuse transposition
neptunienne de leur attirail culinaire. D'autres se munissent d'une épuisette,
dont ils se servent pour emprisonner l'étrille sans danger. Mais ces
complications retardent toujours la capture du crustacé — quand elles ne
favorisent pas en fait sa fuite.
Je conseille, par contre, l'emploi de l'épuisette à qui
voudra pêcher l'étrille en mare peu profonde, des mares larges s'entend, non de
petits trous emplis d'eau de mer. Là, on utilisera encore et toujours le
crochet pour déplacer les pierres, mais on constatera que l'étrille s'envole
dans l'eau (le terme est plus juste qu'on ne pense) bien plus vite encore
qu'elle ne s'enfuit sur le sol. On aura, dans ce cas, intérêt à cueillir
l'étrille par en dessous, au moyen de l'épuisette. Les véritables étrilleurs
savent capturer l'anglette à la main, en pleine nage, mais ce procédé exige
alors une grande sûreté de vision en même temps qu'une saine appréciation de
l'indice de réfraction de l'eau salée. Si on le pratique dans le reflux même,
cela devient un véritable sport, ainsi que vous le pourrez constater.
Tels sont les moyens les plus courants de pêcher « l'étrille
pour l'étrille ». Sans doute, en certaines saisons, singulièrement dans
les années chaudes et s'agissant de secteurs riches en crustacés de cette
espèce, il est loisible de pêcher l'étrille à la bourraque ou au pousseux (le
grand havenet en demi-cercle), en même temps que le bouquet. Mais ce n'est
jamais là qu'un à-côté de la pêche à la crevette rouge. Et il demeure peu
recommandable d'enfermer dans un même panier étrille et bouquet, la première se
montrant friande du second.
Quelques conseils encore, pour en finir avec ce délicieux
crustacé, si apprécié des gourmets. Les étrilles les plus grosses se capturent
toujours à proximité de la limite des basses eaux. À mesure qu'on s'approche du
zéro des cartes, elles croissent en volume, mais pas toujours en nombre. Les
étrilles les plus pleines et les plus fines se reconnaissent à ce que leur
carapace, très dure au toucher, a tendance à se disjoindre du corps, au point
de jonction postérieur. Plus le sillon ainsi tracé s'accentue, meilleure sera
l'étrille. Les étrilles femelles, c'est-à-dire à valve subventrale arrondie,
sont exquises dans la période qui précède la ponte : elles comportent
alors, tout comme les homardes, un caviar rouge d'une particulière saveur. Au
court-bouillon comme à l'armoricaine, vous m'en direz des nouvelles.
Maurice-Ch. RENARD.
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