« Apodes » : littéralement, poissons sans
pieds.
Tous les autres poissons ne sont-ils pas sans pieds ?
Est-ce par allusion à la forme des reptiles sans pattes, les serpents, que
l'ordre comprenant congres, anguilles et autres murènes a été baptisé « ordre
des apodes » ?
Traduisons : « sans pieds » signifie ici « sans
nageoires pelviennes ». Les nomenclateurs seraient-ils d'accord avec
Benjamin Rabier et autres caricaturistes pour considérer ces nageoires comme
les pattes, sinon les jambes, des poissons ?
Mais, si leurs nageoires pelviennes n'existent pas, leurs
nageoires dorsales et anales sont très développées. Développées au point de se
réunir et de cerner le corps d'un long ourlet dentelé qui se frise d'incessants
mouvements.
Dans l'aquarium, les congres ne suivent guère la tradition
livresque selon laquelle ils devraient se cacher tout le jour au fond des
anfractuosités ; ils aiment, au contraire, placides, s'allonger, s'étirer,
contre les glaces surtout, souvent verticalement, point du tout farouches comme
le voudrait leur réputation de grands prédateurs. À contre-jour, devant la
lumière artificielle des bacs, on voit leur corps rubané brun sur le dos,
argenté sur le ventre, s'entourer, comme d'une auréole vaguement lumineuse, de
leurs nageoires transparentes qui ondulent sans cesse, même dans l'immobilité
du poisson. (Plus exactement, si l'animal peut rester immobile, c'est à cause
de ces mouvements des nageoires.)
Les murènes, par contre, jouent fort bien leur rôle et
sauvegardent leur renommée : elles se glissent dans les trous, laissant
leur tête au dehors, et la balancent, la branlent, la hochent, la dodelinent
avec une inépuisable constance ; et leurs mâchoires, pointues comme les
mandibules d'un bec, de s'ouvrir et de se refermer ainsi qu'une mécanique
toujours remontée au long des jours, des mois, des années. Vraiment, à les
voir, on ne peut s'empêcher de les juger « méchantes » ; on a
beau savoir que tout animal de la mer, à l'aspect même le plus inoffensif, vit
de tuer les autres, on a beau savoir que toute interprétation humaine des
physionomies animales ne peut être d'aucune valeur, non, il est impossible de
ne pas voir dans cette gueule menaçante, ouverte jusqu'au delà des yeux, armée
de dents aiguës et crochues et qui semble toujours chercher une proie, dans
cette nuque puissante à l'aspect chevalin, dans ces petits yeux noirs
brillants, fixes, il est impossible de ne pas voir les traits mêmes de la
férocité. Souples, félines, puissantes, hargneuses, tachetées de jaune et de
noir, ce sont les panthères de la mer.
À l'aquarium de Naples, on met à leur disposition de
vieilles poteries, des amphores : elles s'y cachent ; à Monaco, des
rochers troués ; elles y enfilent comme dans le chas d'une aiguille leurs
longs corps bruns zébrés de zones jaunâtres, tavelées de noir ; elles y
passent et repassent avec lenteur ; elles s'y tordent ; elles s'y
enlacent à plusieurs en des nœuds de serpents où il est parfois malaisé
d'appareiller les têtes et les queues.
Leur cou un peu goitreux, se gonfle et se dégonfle, ainsi
d'ailleurs que celui des congres, comme pour d'éternelles salivations, ce qui
achève l'image parfaite d'un fauve guettant cruellement une proie. À la vérité,
elles respirent ainsi, offrant le type même de la « respiration collaire »,
qui, chez les poissons, osseux, s'oppose à la respiration buccale, la plus
fréquente, et à la respiration gulaire : par des mouvements du cou, de la
bouche ou de là gorge, le poisson pompe de l'eau par sa gueule et la rejette
par ses opercules, établissant de la sorte un courant qui vient baigner ses
branchies.
Le congre et la murène n'offrent chacun qu'une seule espèce :
aucun poisson n'est donc plus aisément identifiable de façon certaine. À vrai
dire, on parle souvent de deux congres différents, et il existe deux espèces de
murènes.
Mais le « congre noir » et le « congre blanc »
que différencient les pêcheurs n'offrent aucun caractère anatomique distinctif ;
il s'agit d'une seule espèce : Conger conger. Il ne s'agit même pas
de variétés, mais seulement de colorations différentes selon que le poisson
habite les fonds, où, dans l'ombre, sur le sable et la vase, il se décolore, ou
bien les bords, où, au soleil, dans la couleur des algues, il se pigmente.
C'est seulement dans la casserole que les deux congres, présentent une légère
différence ; le noir est plus apprécié que le blanc. Simple question de
nourriture variant avec l'habitat : le congre mange davantage de
coquillages et de crustacés lorsqu'il vit sur les côtes.
S'il existe bien deux murènes (Muraena helena et Muraena
unicolor), la seconde est pratiquement introuvable. C'est sans doute le
poisson le plus rare de nos cotes. Si d'autres espèces n'ont été prises qu'en
nombre aussi restreint, leur apparente rareté s'explique par leur habitat
profond. La murène unicolore habite, au contraire, comme la murène hélène, la
région littorale ; puisqu'on ne la prend pour ainsi dire jamais, c'est
donc qu'elle est réellement très rare. En 1936, un océanographe grec, B.
Athanassopoulos, lui a consacré une étude dans le Bulletin de l'Institut
océanographique, il conclut en disant que son individualité est
incontestable, qu'aucune confusion n'est possible avec la murène hélène, mais
que des renseignements précis manquent tellement elle est accidentelle ...
Si donc un de nos lecteurs pêche, harponne ou rencontre une murène de teinte
uniforme gris mauve, il devrait en aviser musées ou instituts océanographiques.
Congres et murènes diffèrent grandement quant à leurs
morsures. Les congres s'apprivoisent fort bien ; la « petite histoire »
romaine a retenu bien des exemples de congres qui venaient prendre leur
nourriture dans la main de leur maître ; et aujourd'hui, dans les
aquariums, les gardiens attirent les congres en remuant la main dans l'eau de
leur bac et leur donnent alors des poissons à manger ; mais ils se
garderaient bien de se livrer à ce petit jeu avec les murènes.
La morsure de la murène est venimeuse, douloureuse, lente à
se cicatriser, mais sans gravité réelle. Mieux vaut sans doute être mordu par
une murène que piqué par l'aiguillon d'une pastenague, voire l'arête d'une
vive, ou simplement frôlé par un filament de certaines méduses. Cependant les
blessures faites par les murènes offrent un danger d'infection ; les dents
de la bête, en effet, sont loin d'être septiques.
Le venin serait sécrété par quatre dents spéciales qui,
normalement, sont escamotées en arrière dans la voûte palatine. Ces dents ne
servent que pour l'attaque ou pour la défense ; elles se redresseraient
alors pour piquer l'ennemi que mordent les mâchoires et elles instilleraient
dans la blessure un venin qui s'écoule par une rainure. Cependant, des
recherches récentes n'ont pas permis de trouver les glandes à venin de la
murène. Selon Kopaczewski, ce sont les cellules mêmes de la muqueuse buccale
qui sont venimeuses ; mais Mme Physalix, la grande spécialiste
française des venins, ayant fait macérer ces muqueuses, ne leur a trouvé qu'une
activité très faible.
Par contre, le sang des murènes, comme celui des congres et
des anguilles, possède une considérable toxicité ; c'est un fait bien
établi qu'un dixième de centimètre cube de sang d'anguille injecté à un lapin
tue celui-ci en deux ou trois minutes.
Dans un autre article, nous verrons quelles connaissances, la
chasse sous-marine nous a permis d'acquérir sur les congres et les murènes.
Pierre DE LATIL.
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