Accueil  > Années 1950  > N°637 Mars 1950  > Page 154 Tous droits réservés

Congres et murènes

« Apodes » : littéralement, poissons sans pieds.

Tous les autres poissons ne sont-ils pas sans pieds ? Est-ce par allusion à la forme des reptiles sans pattes, les serpents, que l'ordre comprenant congres, anguilles et autres murènes a été baptisé « ordre des apodes » ?

Traduisons : « sans pieds » signifie ici « sans nageoires pelviennes ». Les nomenclateurs seraient-ils d'accord avec Benjamin Rabier et autres caricaturistes pour considérer ces nageoires comme les pattes, sinon les jambes, des poissons ?

Mais, si leurs nageoires pelviennes n'existent pas, leurs nageoires dorsales et anales sont très développées. Développées au point de se réunir et de cerner le corps d'un long ourlet dentelé qui se frise d'incessants mouvements.

Dans l'aquarium, les congres ne suivent guère la tradition livresque selon laquelle ils devraient se cacher tout le jour au fond des anfractuosités ; ils aiment, au contraire, placides, s'allonger, s'étirer, contre les glaces surtout, souvent verticalement, point du tout farouches comme le voudrait leur réputation de grands prédateurs. À contre-jour, devant la lumière artificielle des bacs, on voit leur corps rubané brun sur le dos, argenté sur le ventre, s'entourer, comme d'une auréole vaguement lumineuse, de leurs nageoires transparentes qui ondulent sans cesse, même dans l'immobilité du poisson. (Plus exactement, si l'animal peut rester immobile, c'est à cause de ces mouvements des nageoires.)

Les murènes, par contre, jouent fort bien leur rôle et sauvegardent leur renommée : elles se glissent dans les trous, laissant leur tête au dehors, et la balancent, la branlent, la hochent, la dodelinent avec une inépuisable constance ; et leurs mâchoires, pointues comme les mandibules d'un bec, de s'ouvrir et de se refermer ainsi qu'une mécanique toujours remontée au long des jours, des mois, des années. Vraiment, à les voir, on ne peut s'empêcher de les juger « méchantes » ; on a beau savoir que tout animal de la mer, à l'aspect même le plus inoffensif, vit de tuer les autres, on a beau savoir que toute interprétation humaine des physionomies animales ne peut être d'aucune valeur, non, il est impossible de ne pas voir dans cette gueule menaçante, ouverte jusqu'au delà des yeux, armée de dents aiguës et crochues et qui semble toujours chercher une proie, dans cette nuque puissante à l'aspect chevalin, dans ces petits yeux noirs brillants, fixes, il est impossible de ne pas voir les traits mêmes de la férocité. Souples, félines, puissantes, hargneuses, tachetées de jaune et de noir, ce sont les panthères de la mer.

À l'aquarium de Naples, on met à leur disposition de vieilles poteries, des amphores : elles s'y cachent ; à Monaco, des rochers troués ; elles y enfilent comme dans le chas d'une aiguille leurs longs corps bruns zébrés de zones jaunâtres, tavelées de noir ; elles y passent et repassent avec lenteur ; elles s'y tordent ; elles s'y enlacent à plusieurs en des nœuds de serpents où il est parfois malaisé d'appareiller les têtes et les queues.

Leur cou un peu goitreux, se gonfle et se dégonfle, ainsi d'ailleurs que celui des congres, comme pour d'éternelles salivations, ce qui achève l'image parfaite d'un fauve guettant cruellement une proie. À la vérité, elles respirent ainsi, offrant le type même de la « respiration collaire », qui, chez les poissons, osseux, s'oppose à la respiration buccale, la plus fréquente, et à la respiration gulaire : par des mouvements du cou, de la bouche ou de là gorge, le poisson pompe de l'eau par sa gueule et la rejette par ses opercules, établissant de la sorte un courant qui vient baigner ses branchies.

Le congre et la murène n'offrent chacun qu'une seule espèce : aucun poisson n'est donc plus aisément identifiable de façon certaine. À vrai dire, on parle souvent de deux congres différents, et il existe deux espèces de murènes.

Mais le « congre noir » et le « congre blanc » que différencient les pêcheurs n'offrent aucun caractère anatomique distinctif ; il s'agit d'une seule espèce : Conger conger. Il ne s'agit même pas de variétés, mais seulement de colorations différentes selon que le poisson habite les fonds, où, dans l'ombre, sur le sable et la vase, il se décolore, ou bien les bords, où, au soleil, dans la couleur des algues, il se pigmente. C'est seulement dans la casserole que les deux congres, présentent une légère différence ; le noir est plus apprécié que le blanc. Simple question de nourriture variant avec l'habitat : le congre mange davantage de coquillages et de crustacés lorsqu'il vit sur les côtes.

S'il existe bien deux murènes (Muraena helena et Muraena unicolor), la seconde est pratiquement introuvable. C'est sans doute le poisson le plus rare de nos cotes. Si d'autres espèces n'ont été prises qu'en nombre aussi restreint, leur apparente rareté s'explique par leur habitat profond. La murène unicolore habite, au contraire, comme la murène hélène, la région littorale ; puisqu'on ne la prend pour ainsi dire jamais, c'est donc qu'elle est réellement très rare. En 1936, un océanographe grec, B. Athanassopoulos, lui a consacré une étude dans le Bulletin de l'Institut océanographique, il conclut en disant que son individualité est incontestable, qu'aucune confusion n'est possible avec la murène hélène, mais que des renseignements précis manquent tellement elle est accidentelle ... Si donc un de nos lecteurs pêche, harponne ou rencontre une murène de teinte uniforme gris mauve, il devrait en aviser musées ou instituts océanographiques.

Congres et murènes diffèrent grandement quant à leurs morsures. Les congres s'apprivoisent fort bien ; la « petite histoire » romaine a retenu bien des exemples de congres qui venaient prendre leur nourriture dans la main de leur maître ; et aujourd'hui, dans les aquariums, les gardiens attirent les congres en remuant la main dans l'eau de leur bac et leur donnent alors des poissons à manger ; mais ils se garderaient bien de se livrer à ce petit jeu avec les murènes.

La morsure de la murène est venimeuse, douloureuse, lente à se cicatriser, mais sans gravité réelle. Mieux vaut sans doute être mordu par une murène que piqué par l'aiguillon d'une pastenague, voire l'arête d'une vive, ou simplement frôlé par un filament de certaines méduses. Cependant les blessures faites par les murènes offrent un danger d'infection ; les dents de la bête, en effet, sont loin d'être septiques.

Le venin serait sécrété par quatre dents spéciales qui, normalement, sont escamotées en arrière dans la voûte palatine. Ces dents ne servent que pour l'attaque ou pour la défense ; elles se redresseraient alors pour piquer l'ennemi que mordent les mâchoires et elles instilleraient dans la blessure un venin qui s'écoule par une rainure. Cependant, des recherches récentes n'ont pas permis de trouver les glandes à venin de la murène. Selon Kopaczewski, ce sont les cellules mêmes de la muqueuse buccale qui sont venimeuses ; mais Mme Physalix, la grande spécialiste française des venins, ayant fait macérer ces muqueuses, ne leur a trouvé qu'une activité très faible.

Par contre, le sang des murènes, comme celui des congres et des anguilles, possède une considérable toxicité ; c'est un fait bien établi qu'un dixième de centimètre cube de sang d'anguille injecté à un lapin tue celui-ci en deux ou trois minutes.

Dans un autre article, nous verrons quelles connaissances, la chasse sous-marine nous a permis d'acquérir sur les congres et les murènes.

Pierre DE LATIL.

Le Chasseur Français N°637 Mars 1950 Page 154