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La béquille

Gros émoi parmi les cyclistes de la capitale. Toutes les bicyclettes devraient porter béquille de manière à se tenir droites, à l'arrêt, sans encombrer les murs et les trottoirs, qui ne devaient pas être considérés comme appuis, au préjudice, d'ailleurs, des murailles comme des vélos.

Deux jours après, la nouvelle de ce décret intempestif était démentie. Le lanceur de ce canard avait rêvé.

C'était sans doute, plutôt qu'un canard, un ballon d'essai. On voulait tâter l'opinion. Exaspérée par le déluge de règlements, gémissant sous l'avalanche de décrets, l'opinion se déclare hostile à toute nouvelle tracasserie. Les cyclistes ne veulent pas devenir des béquillards.

Or j'ai le regret de dire qu'ils ont tort; et que, s'il est inadmissible de leur imposer une béquille, il serait fort sage de la leur conseiller. D'ailleurs, il en existe déjà quelques modèles. On a mis du temps à s'apercevoir que cet accessoire, qui figure sur toutes les motocyclettes et sur beaucoup de vélomoteurs, est aussi utile aux vélos sans moteur qu'à tout engin à deux roues, et pour des raisons bien simples qu'il est à peine utile de rappeler. N'est-il pas barbare d'être obligé de coucher son vélo par terre pour réparer un pneu, ou, pour effectuer une réparation, de l'appuyer contre un arbre, en position instable, au risque qu'il recule ou avance ou vous retombe dessus, de l'appuyer au rebord d'un trottoir par la pédale, ce qui ne peut se faire dans le sens de la descente, impose à la pédale un travail de torsion, constitue un équilibre si précaire qu'un violent coup de vent peut jeter le vélo à terre, quand ce n'est pas tout simplement un passant qui le bouscule ou qui s'accroche aux poignées de freins ? Ajoutez que, si le porte-bagages est fortement chargé, les chances de chute augmentent et la chute elle-même peut devenir désastreuse, surtout pour le bagage oui, n'étant pas nécessairement incassable, peut se composer de verrerie, de vaisselle, de bouteilles ou d'œufs frais pondus garantis coque.

Et que dire de la fureur des concierges, dont les guidons et les selles des vélos entassés dégradent les vestibules ou les « entrées » fraîchement repeintes, écaillant le plâtre, rayant la boiserie, etc. ... D'où ces interdictions « formelles », « rigoureuses », « absolues » d'introduire des vélos dans les maisons, de leur faire franchir la porte d'entrée. Il ne nous reste plus alors que la ressource du trottoir, mais comme les autos, à la file, en accaparent toute la longueur, je ne vois plus que le mur extérieur de l'immeuble, le platane rabougri qui renonce à pousser dans le bitume, ou l'urinoir si, par hasard, il s'en trouve un prêt à nous « soulager » de ce pauvre vélo en lui prêtant l'appui de son zinc circulaire.

Disons, en passant, que tout vélo devrait être muni d'un système de blocage de direction qui facilite beaucoup l'appui de la machine, l'empêche de reculer ou d'avancer quand le point d'appui est mal choisi, enfin rend le vol du vélo moins facile puisqu'il est alors impossible de l'emporter sans le mettre sur son épaule.

Une béquille de vélo est facile à construire soi-même. Elle peut être très légère. Il faut qu'elle puisse s'utiliser et se replier instantanément. Sa place est naturellement le long du tube inférieur du cadre, et son point de pivotement au-dessous du pédalier, à moins qu'elle se compose de deux tubes, pivote autour de la roue arrière et vienne se loger et se fixer sous le porte-bagages. Dans ce cas, sa base est une petite plate-forme. La stabilité y gagne, mais cette béquille, qui est alors un véritable support, est plus encombrante.

Je fais appel aux bricoleurs, chercheurs, inventeurs, pour trouver la béquille idéale, et je suis sûr qu'ils la trouveront sans grand péril pour leurs méninges. Peut-être enfanteront-ils une merveille, quelque chose comme une béquille faisant office de pompe de cadre, ou se télescopant comme un pied d'appareil photographique, ou coulissant dans le tube de cadre qui va du pédalier à la selle. Qui sait ! Il y a tant de découvreurs inconnus et d'ingénieux amoureux de la bricole !

Une chose est certaine : l'honneur d'un beau vélo exige qu'il se tienne droit, tout seul. Et si le mot béquille est offensant, remplaçons-le par tuteur et tout sera dit.

Il existe bien un moyen d'obliger un vélo à se tenir tout seul, c'est de le retourner, de lui mettre les roues en l'air. Mais que « prennent » alors le guidon, le timbre, la selle et les sacoches, dont tout le contenu se vide sur le sol ! Et allez vous amuser à retourner un vélo équipé pour la randonnée, même en admettant, ce qui est très rare, que la forme du guidon et la position de la selle permettent de donner au vélo retourné une base assez stable pour qu'il consente à rester les roues en l'air ... plus de quelques secondes.

Je ne vois pas d'autre solution pratique que la béquille, à moins qu'on n'exhume le vieux tricycle, ce qui ne déplairait pas tant que ça à certain docteur de notre connaissance ; le tricycle qui, pour circuler en ville, présente évidemment de grands avantages sur la bicyclette, mais à qui, hélas ! on ne peut dire, parce qu'il ne comprendrait pas : « Serrez-vous un peu, je vous prie, pour laisser passer l'autobus. »

Monsieur le Préfet de la Seine, n'imposez pas la béquille, mais conseillez-la ... Seulement, alors, donnant donnant, et que nos vélos, se tenant droits, ne soient pas pourchassés par les concierges et traités comme des chiens errants ou des poubelles ... à roulettes.

H. DE LA TOMBELLE.

Le Chasseur Français N°637 Mars 1950 Page 156