Ce ne sont pas des quatre nations victorieuses qu'il s'agit
cette fois, mais, en cette fin de demi-siècle, où toute la presse fait le bilan
de ces cinquante dernières années, de quatre noms que tous les sportifs qui ont
vécu ce demi-siècle ne peuvent « penser » sans émotion, et que les
jeunes doivent connaître et saluer chapeau bas.
Quatre grands sportifs français nous semblent en effet
émerger de la liste glorieuse des grands sportifs français — ce qui ne
diminue en rien les mérites de ceux qui ne sont pas cités — non seulement
parce qu'ils ont été de grands champions et qu'ils ont porté nos trois couleurs
à la victoire aux quatre coins du monde, mais parce que leur carrière et leur
probité sportive en font des exemples, et parce qu'ils démontrent que l'on peut
réunir les qualités athlétiques exceptionnelles dont la nature les avait doués
aux vertus intellectuelles et morales dont ils ont fait preuve. Ce sont :
Jean Bouin,
Marseillais, le premier Français qui dépassa les 19
kilomètres dans l'heure. Ce record, établi en 1912, resta pendant plus de dix
ans le record du monde et demeure toujours, après trente-sept ans, le record de
France.
Recordman de France de toutes les distances depuis 5.000
mètres jusqu'à 20 kilomètres, Jean Bouin fut plusieurs fois vainqueur du Cross
des Cinq Nations, 2e du mémorable 5.000 mètres des Jeux Olympiques
de Stockholm en 1912, à une poitrine de Kohlemainen. Sa classe, sa probité
sportive, son courage, sa personnalité sympathique firent pour la propagande de
l'athlétisme en France, à cette époque si discrédité et si négligé par les
pouvoirs publics, plus que les millions de francs et de paperasseries dépensés
depuis lors. Jean Bouin mourut au champ d'honneur, comme fantassin, en Argonne,
en 1915.
Suzanne Lenglen,
qui jusqu'à nouvel ordre devrait être classée n°1 de tous
les sportifs du monde entrer, si nous ne tenions compte de l'ordre
chronologique, fut un véritable phénomène. Aucun sportif des deux sexes, dans aucun
pays du monde, ne peut comparer au sien son palmarès. Qu'on en juge :
Championne de France à quatorze ans, championne du monde
à quinze ans, Suzanne fut dix-neuf fois championne de France, dix fois
championne du monde, trois fois championne olympique ! Sur la brèche
jusqu'à l'âge de trente-neuf ans, auquel elle fut terrassée en quelques jours
par une maladie stupide et banale, elle ne fut battue au cours de sa carrière
qu'une seule fois, par évanouissement sous un soleil de plomb, un jour où, bien
que souffrante, elle avait tenu, contre tous les conseils de prudence qu'on lai
avait prodigués, à tenir son engagement et à ne pas obliger les organisateurs à
rembourser le public ; or elle était, à cette époque, amateur.
Quand elle jouait à Wimbledon, la reine Mary et tous les
hauts dignitaires de la vieille et noble Angleterre remettaient à plus tard
toute autre obligation pour être à l'heure au début de tous ses matches. C'est
Suzanne qui, une fois, se permit d'arriver dix minutes en retard, alors que Sa
Majesté était déjà assise dans sa tribune, ce qui ne s'était jamais vu ; mais
il n'y eut pas d'observation, parce que c'était « elle ». C'est la
seule joueuse, de tous les temps, qui jouait « comme un homme »,
montant au filet, smashant et attaquant sans répit, alliant du commencement à
la fin de la partie l'élégance du geste et du style à l'efficacité. Chaque
printemps, toutes les jeunes sportives de France et d'Europe se ruaient au
stade pour examiner et copier la nouvelle robe et le légendaire « turban »
qu'elle modifiait chaque saison et qui décidait de la mode pour l'année sur
tous les courts « chic ». Elle arrivait à battre le 6e ou
7e joueur « mâle » de France à une époque, hélas révolue,
où les Français étaient les meilleurs joueurs du monde — alors qu'en général
le n°1 féminin se classait environ au 20e rang du tableau des
hommes.
À la fin de sa carrière, devenue par nécessité
professionnelle pour la bonne raison que, ne trouvant pas de partenaire à sa
taille, elle ne pouvait plus faire que des exhibitions, elle fonda une école
remarquable, où elle apprenait aux « jeunes », avec un dévouement et
une modestie incomparables, la technique élémentaire de la raquette et du jeu
de jambes, où elle était sans égaux. Il faudrait un poète pour écrire la pièce
magnifique que fut la vie de cette superchampionne ; pour fixer cette
manière d'épopée dont les échos passaient sur le monde pour la gloire d'une
femme et de son pays !
Et, le jour où j'assistai à ses obsèques dans la petite
église de la rue de l'Assomption, le 4 juillet 1938, nous ne pouvions
l'imaginer finissant sa vie comme tout le monde dans la tiédeur d'un lit de
clinique. Je me la représentais s'effondrant au champ d'honneur, évanouie sur
le « central » de Wimbledon, en pleine gloire, sa blanche silhouette
allongée sur le vert du gazon, dans le silence écrasant de la foule debout
devant la mort du cygne !
Lucien Gaudin,
dont la carrière fut malheureusement plus courte et la
fin tragique, eut dans sa spécialité, l'escrime, un palmarès également jamais
réalisé par aucun autre. Il fut en effet à plusieurs reprises champion
olympique et champion du monde, à la fois à l'épée et au fleuret, remportant le
titre olympique par deux fois à huit ans d'intervalle. Sa finale à Amsterdam
contre le prestigieux Italien Nadi, où, parvenu à « manche a »,
il fut mis knock-out par un retour de manchette malencontreux sur le crâne, et
où, après quelques minutes pour récupérer, il emporta la « belle »,
groggy, chancelant, mais avec des réflexes tels que leur automatisme demeurait
malgré l'épuisement, fut une des plus belles émotions que fournit jamais à ses
fervents le dieu du sport.
Roland Garros,
enfin, qui fut un grand sportif non pas seulement parce
qu'il gagna les premiers raids de ville à ville et qu'il traversa le premier la
Méditerranée, mais parce que, tout comme Chavez, Boyau, et plus tard du Manoir,
il ne fut pas seulement un aviateur de grande classe, mais un grand sportif
omnisport et un bel athlète. Et parce que, comme les susnommés, il fut, en même
temps qu'il accomplissait de grandes performances, un exemple et un drapeau. Il
mourut lui aussi au champ d'honneur, en combat aérien, en 1918.
De tels souvenirs, qui nous consolent un peu de ceux que
nous garderons de la fin de ce demi-siècle, doivent être pour les « vieux »
une satisfaction, car ils démontrent que l'idée sportive, pour laquelle ils ont
tant combattu et tant aimé, n'a pas été vaine puisqu'elle a donné de tels
« phénomènes »et bien servi la cause du sport et de la France. Pour
les jeunes, ils doivent rester des exemples vivants des possibilités de la
machine humaine lorsque, aux aptitudes naturelles, s'ajoutent la volonté, le
courage et la foi.
Dr Robert JEUDON.
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