Nous avons vu, le mois dernier, avec l'ascension du mont
Perdu la période où quelques très rares hommes étaient attirés par le mystère
de sommets plus rares encore. Dans les Alpes, seul le mont Blanc avait été gravi,
et si quelques cols, tel le col du Géant, avaient servi de passage, aucun sommet
ne semblait avoir tenté les chasseurs de chamois ou de cristaux du XVIIIe
siècle.
Ce n'est que vers 1855 que nous assistons à l'éveil de
l'alpinisme, éveil très lent pendant les premières années, qui ne s'affirmera
qu'après la fondation de l'Alpine-Club. Whymper s'adjuge la part du lion et
conquiert en deux ans les plus saillants parmi les sommets de la haute chaîne :
l'aiguille d'Argentière, le mont Dolent, l'aiguille de Trélatête en 1864,
l'aiguille Verte et les Grandes Jorasses en 1866. Au cours des vingt années qui
suivent, l'alpinisme connaît un formidable essor, et c'est dans cette période
que nous choisirons nos exemples d'ascensions du deuxième et du troisième degré
de difficulté.
Pour le second, nous demanderons à Émile Javelle de nous
conter ses impressions de premier conquérant du Tour Noir, en 1876. Malgré ses
3.824 mètres, le Tour Noir était resté oublié, alors que bien des alpinistes
s'attaquaient à des sommets moins importants. Situé sur l'arête frontière entre
la France et la Suisse, sa pyramide triangulaire domine le glacier d'Argentière
d'une part, les glaciers de Saleinaz et de la Neuvaz d'autre part. Elle se
dresse à coté du col d'Argentière, seul passage praticable dans cette zone
entre Chamonix et le val Ferret.
« Un énorme-éperon rocheux, naissant au-dessus du col
même, avance jusqu'au milieu du glacier de la Neuvaz ; on dirait un des
contreforts ruinés da la tour de Babel. Le mieux nous semble de gagner au plus
tôt la crête de cet éperon, car elle promettait de nous conduire assez
facilement jusqu'au col. La principale difficulté était d'en gravir la base,
partout coupée à pans vifs. Nous l'abordâmes par le côté sud, assez près de son
extrémité ; à force de gymnastique, nous pûmes nous hisser par un couloir
très étroit, très court, plutôt une cheminée, qui fit lâcher à Mooser
quelques-unes de ses exclamations les plus énergiques.
» Une fois sur l'arête du contrefort, on n'a plus
au-dessus de soi, pendant trois heures, jusqu'au sommet du col, que les
difficultés assez communes dans les grandes, ascensions : des granits
raides et polis à traverser, des entassements d'énormes blocs brisés à tourner
ou à gravir, de courtes arêtes de neige roulées en corniche ou effilées en lame
de rasoir qu'il faut suivre sans broncher. Enfin l'on arrive à une dernière
pente de rocailles brisées et comme pilées, semée de débris de cristaux qui
étincellent au soleil, et l'on est sur la grande arête dorsale de la chaîne du
Mont-Blanc, crête déchiquetée s'il en fût jamais, toute hérissée d'aiguilles
tranchantes qui se penchent et se tordent comme si elles se faisaient de
mutuelles menaces.
» Le col vaincu, nous nous tournons vers notre pic.
Nous étions maintenant devant une tour informe de deux cents mètres, penchée de
tout son poids sur le glacier d'Argentière qu'elle menace. Nous n'en avions que
trop bien jugé d'en bas : l'arête sud du Tour Noir, celle devant laquelle
on arrive, est inaccessible ; elle monte brusquement par gradins de dix ou
vingt mètres dont plusieurs sont en surplomb. Une reconnaissance poussée sur le
revers d'Argentière nous prouva bien vite que ce côté était impraticable
également. De toute nécessité, il fallait traverser la face orientale,
c'est-à-dire presque un mur.
» On a souvent des surprises dans les grandes
ascensions. Cette fois, il nous en était réservé une très heureuse ; ce
terrible mur se trouva fort commode à traverser ; juste à hauteur voulue,
une sorte de vire, faite, il est vrai, bien plus pour des sabots de chamois que
pour des souliers de montagnards, nous traçait un passage dans toute sa largeur ;
je ne me rappelle guère avoir traversé plus commodément un aussi vilain
précipice. La paroi tombe directement par un saut de huit cents mètres sur le
glacier de la Neuvaz.
» La pente traversée, autre surprise ; nous nous
trouvons sur une belle arête, faite de rochers aussi solides que ceux de la
face étaient chancelants, mais si escarpée que, par endroits, c'est une
véritable échelle. Alors — ô délicieux souvenir ! — alors
commence la grande gymnastique aérienne, la vertigineuse grimpée comme aux
flèches de Strasbourg ; alors viennent ces émouvants passages où, suspendu
sur mille mètres d'abîme, l'on tient du bout des doigts, du fin bord de la
semelle, à de simples rugosités du granit qu'on ne peut appeler des saillies,
mais pourtant si solides et si sûres qu'avec un peu d'habitude on est
absolument certain de ne pas tomber. Et, se prenant corps à corps avec ces
rudes et fiers rochers, on se suspend, on se hisse, on se tord en des attitudes
qui eussent fait la joie de Michel-Ange ; de temps en temps, on regarde
entre ses pieds, ou l'on penche la tête par-dessus son épaule pour contempler
les profondeurs, tandis qu'en soi-même on bénit le ciel d'avoir les membres
souples, le pied sûr, la tête libre de vertige, et de pouvoir se livrer sans
peur à cette enivrante et incomparable gymnastique.
» Nous étions tout à la joie de l'escalade, et nous
grimpions avec d'autant plus d'ardeur que nous étions sûrs de tenir le bon
chemin. Pourtant, au moment d'atteindre les derniers rochers de l'arête, nous
eûmes une courte angoisse ; trois sommets surgirent à la fois devant nous !
Qui l'eût supposé à le voir de loin ? Et s'ils étaient séparés par des
brèches profondes et infranchissables, si l'on ne pouvait atteindre le plus
élevé ! Allions-nous échouer piteusement peut-être à quelques pas du but ?
On a aussi de ces surprises à la haute montagne. Mais non, les trois sommets
étaient à nous ; des arêtes faciles les reliaient l'un à l'autre ; un
dernier et joyeux élan nous réunissait bientôt tous les quatre sur le faîte
suprême du Tour Noir.
» Notre victoire était complète, et la cime, étroite
arête brisée à demi couverte de neige, était absolument vierge de tout vestige
humain. Le beau temps nous permettait une longue halte. Juchés, plutôt
qu'assis, sur des blocs branlants, les jambes pendantes sur les précipices qui
s'ouvraient au flanc de notre gigantesque clocher, nous pouvions jouir
tranquillement d'un des spectacles devant lesquels on pense tout naïvement
qu'on est heureux d'être au monde et d'avoir de bons yeux.
» Je revois encore, à deux cents mètres au-dessous de
nous, l'arête infernale des aiguilles Rouges, dardant sa rangée de lances
sombres ; un peu plus loin, et à notre niveau, le Dolent, avec sa pure
cime de neige, audacieusement surplombante ; au delà, l'aiguille du
Triolet, un vilain cône de roc noir cuirassé de glaces grises et tout en
affreux précipices ; puis le sinistre et énorme mur des Grandes Jorasses ;
à sa droite, l'aiguille du Géant, mince, penchée et menaçante, l'aiguille de
Rochefort, une longue et fine lame de stylet sortant d'une belle croupe de
neige. Je revois surtout — et elle me fait frissonner même en imagination —
la formidable chaîne qui compose ce crescendo sans pareil : les Courtes,
les Droites, l'aiguille Verte, offrant de notre côté une muraille ininterrompue
de cinq kilomètres partout rayée du haut en bas de couloirs de neige presque
verticaux, et dont les derniers, ceux de l'aiguille Verte, sont les plus
terribles qu'il y ait dans les Alpes. Enfin, tout près de nous et à peine
au-dessus de notre niveau, avec ses splendides rochers montant comme un
faisceau de grands tuyaux d'orgue, l'aiguille d'Argentière, si éblouissante au
soleil qu'elle semblait faite de neige et d'or. »
Avec Javelle, nous dirons adieu au romantisme, car on le
chercherait en vain dans les descriptions d'ascensions modernes. Il faut
certainement le regretter, car le style de l'alpiniste moderne, s'il gagne
parfois en précision, est trop souvent d'une sécheresse excessive. Devenu trop
brutal, le sport alpin ne laisse plus aucune place à la poésie.
Pierre CHEVALIER.
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