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Une chèvre qui "vaut une vache"

On nous écrivait récemment pour nous demander s'il était bien vrai, comme on l'avait entendu dire, qu'il existait en France une race de chèvres qui, par leur production laitière, « valent de petites vaches ». Et tout de suite le bon sens de notre correspondant l'empêche de construire une dangereuse chimère : « En vous disant cela, je ne veux pas dire qu'elles fassent dix litres de lait par jour, car c'est une façon de parler ou plutôt d'écrire — mais enfin vous me comprenez, — je me suis laissé dire qu'il y en a qui arrivent à cinq et six litres. »

Ces paroles sont sages ; car, si nous sommes bien placé pour connaître la valeur économique d'une excellente chèvre laitière, nous nous sommes toujours violemment opposé à donner des indications « monumentales » qui ont tout des galéjades. Et c'est certainement un mauvais service que rendent à la chèvre ses propagandistes lorsqu'ils lui attribuent, avec un coup de pouce malhonnête, des vertus qu'elle n'a pas et que personne ne pourra jamais lui donner. Et pourtant, dans notre propre ouvrage, nous nous sommes sans doute montré un peu optimiste en donnant, comme production journalière, pour de bonnes laitières alpines, et non des « oiseaux rares », le chiffre de quatre à huit litres.

D'abord il faudrait ramener le plafond des sujets normaux à six, et pourtant, comme le faisait déjà remarquer M. Cornet, on cherche à la lanterne une chèvre donnant six litres de lait par jour. Car les phénix n'ont jamais rempli les chèvreries. Dans le même but, il faut se méfier de certains sujets dopés à souhait avant un concours laitier ; sujets dont la mamelle très dure ne trompe pas, ce qui devrait entraîner la disqualification, sans parler de la mammite éventuelle.

Notre correspondant ajoute que, si ce qu'il croit est vrai — on vient de voir ce qu'il fallait en penser, — la chèvre qui produit autant doit être d'une certaine race qui a un nom, habite une région déterminée et que l'on peut trouver assez facilement. Cette hypothèse est exacte et la race en question n'est autre que la chèvre autochtone des Alpes, c'est dire qu'elle est originaire du massif montagneux portant le même nom et qu'elle s'y est toujours maintenue à l'abri des contacts de sang étranger ; et si elle a conservé son type pur sans mélange, c'est à cause de son isolement, ce qui n'a pu avoir lieu pour les groupes caprins habitant des régions beaucoup plus accessibles.

Maintenant, avec les techniques modernes, et presque l'industrialisation de l'élevage, la physionomie ethnique de la géographie caprine française a changé ; en effet, on ne trouve plus des Alpines uniquement sur les Alpes, on les a en quelque sorte « exportées » en grand nombre vers les autres régions françaises, sans parler de la Belgique, de l'Allemagne et même des États-Unis. (Car il est intéressant de noter que l'Amérique n'a pas de chèvre domestique autochtone.)

Donc, on trouvera des Alpines ailleurs que dans les Alpes, ce qui ne voudra néanmoins pas dire que toute chèvre blanche est une Saanen, les abus de ce genre étant nombreux et trop d'éleveurs, temporaires ou non, voire marchands occasionnels, ne sont pas assez consciencieux dans les transactions portant sur des animaux à qualificatifs définis.

Pour résumer ce point de zootechnie, on dirait brièvement que les Alpes ne sont plus le lieu géométrique de toutes les Alpines. Nous avons montré plus haut qu'il pouvait y avoir des Alpines au dehors des Alpes ; il faut faire remarquer maintenant qu'il peut y avoir des sujets bâtards ou impurs dans les Alpes mêmes et qui ne méritent en aucun cas le titre d'« Alpine » : c'est pourquoi les achats sur place doivent être faits avec prudence. Enfin, l'on a tellement puisé dans ce réservoir, surtout à des fins tragiquement culinaires, entre 1940 et 1945, que nous avons pu voir en 1943 en Poitou, dans la région de Saint-Maixent, des marchands de bestiaux acheter des chèvres pour les « transhumer » sur les monts. Quelle drôle d'idée ! dont les conséquences auraient pu être désastreuses si elle s'était réalisée. Pratiquement, en s'adressant à des sociétés ou à des éleveurs connus par leur conscience, on doit pouvoir trouver de bons sujets possédant toutes les qualités requises.

Quel est-il ce « petit rentier » qui nous consulte de loin et veut augmenter ses revenus ? Suivant la définition d'un écrivain célèbre, c'est « celui qui vit de ses petites rentes après une longue existence de travail opiniâtre, de sage économie et d'épargne prudente ». Lorsqu'il s'agit d'indiquer ainsi, à distance, à celui qui veut augmenter ses modestes ressources, les avantages ou les inconvénients, pour l'élevage caprin, d'une région, il faut se contenter, faut de mieux, de faire deux remarques importantes : d'abord la chèvre craint essentiellement les maladies parasitaires acquises dans les terrains humides, marécageux ; ensuite le strict bon sens, appuyé sur la connaissance du caractère de la chèvre, interdit de mettre un caprin dans une prairie « normande », ce qui serait littéralement gâcher la marchandise. Eh dehors de cela, toutes les combinaisons sont permises, du moment que l'on s'efforce de ne pas mettre la chèvre au piquet, afin de lui éviter les insolations et un certain malaise spécifique. Vous avez déjà remarqué, en effet, qu'une chèvre au piquet piétine ce qu'elle pourrait facilement manger pour rechercher, en tirant sur la corde qui l'emprisonne et en se mettant à genoux, ce qui est à la limite de son cercle vital.

Maintenant, en ce qui concerne le transport d'une chèvre, le mieux, si l'on n'est pas dans le voisinage, consiste à employer la voiture automobile avec ou sans remorque, ou encore la camionnette ... Si l'on recourt au chemin de fer, il faut mettre l'animal en caisse à claire-voie et l'acheminer par la voie la plus rapide. Il est toutefois vrai que les boucs aux cornes énormes ne peuvent pas emprunter cette façon de voyager, ou en tout cas très difficilement. Le meilleur moyen pour la santé de l'animal reste la voiture, hippomobile ou mécanique ; mais les déplacements ferroviaires peuvent être bien faits et non dommageables. Pour quelques kilomètres enfin, on peu très bien faire le chemin à pied, en prenant son temps ; certaines distances assez fortes sont bien accomplies à l'automne, aller et retour, par les chèvres conduites au bouc !

Quand il s'agit du prix d'un caprin, il nous est bien difficile de répondre, car l'établissement de ce prix dépend de la race, du sujet, de son âge, de son sexe, de sa valeur propre (avec ou sans certificat d'origine), etc. Et puis, maintenant, tous les cours sont sujets à des variations parfois inexplicables.

Pour ce qui est de la nourriture, nous aurons l'occasion d'en reparler. On nous demande encore si l'on peut mêler des chèvres à un troupeau de brebis, mais bien sûr ! Disons à ce propos, sans nous étendre, que les troupeaux transhumants de Provence ont des conducteurs, et qui sont des boucs.

Enfin, nous ne saurions trop recommander la race Alpine, française — au moins-en partie ; mais nous avons toujours soutenu l'Alpine polychrome, sans nous attacher trop à des questions de couleurs qui, il est vrai, permettent de distinguer des variétés devenues maintenant classiques. Mais il ne faut surtout pas s'entêter sur telle ou telle couleur, sur la présence ou l'absence de cornes ou de pendeloques. Tout cela n'est que détail et n'influence aucunement la production laitière. Actuellement la Chamoisée des Alpes a une grande vogue. Cela est mérité, mais ne veut pas dire qu'il faille rejeter absolument la Saanen ou la Toggenburg, ou d'autres tonalités par exemple. Nous sommes obligé de faire remarquer à un de nos lecteurs que la Saanen n'est pas une race, mais la variété blanche de la race Alpine, à poil ras bien entendu. La chèvre d'Appenzell, blanche aussi, aurait un poil relativement beaucoup plus long (?). Le problème ainsi posé ressortit à l'autorité d'un congrès international caprin.

Ch. KRAFFT DE BOERIO.

Le Chasseur Français N°637 Mars 1950 Page 170