Il y a déjà plus de soixante-quinze ans que fut lancée
l'idée de construire un tunnel ferroviaire sous la Manche. Maints projets ont
été étudiés et il y a même eu une société financière et industrielle d'études qui,
de part et d'autre, sur chaque rive, a fait creuser des tunnels de faible
section pour reconnaître avec précision la nature des sols.
On n'a pas besoin de beaucoup insister sur les avantages
d'une telle réalisation, dont le premier serait d'éviter les très longs et
extrêmement coûteux travaux de manutentions et transbordements des voies
ferrées aux bateaux. Le maréchal Foch estimait en 1918 que, si ce tunnel avait
existé, il n'y aurait jamais eu de guerre avec l'Allemagne, en raison des
facilités de ravitaillement et de renforts.
Cependant, les Britanniques n'ont jamais voulu autoriser
cette construction. Généralement, on en fait retomber la raison sur
l'Intelligence Service, que l'on accuse d'insularisme outrancier. À la
réflexion, en se rend compte que la question n'est ni militaire, ni
patriotique, mais correspond d'une manière plus terre à terre à des conditions
simplement pécuniaires : l'Angleterre, avec sa flotte marchande, charge
ses navires un peu partout dans l'Europe, et le tunnel sous la Manche aurait
pour conséquence de détourner ce trafic sur les chemins de fer continentaux.
En 1949, le thème de cette construction a été une fois de
plus repris pour être soumis au Parlement. Mais de nouveaux projets se sont
dessinés. Le primordial tunnel ferroviaire s'est vu doublé d'un frère destiné à
la route. Techniquement, et malgré tous les progrès de l'industrie, on se
heurte à d'immenses difficultés : celles de la ventilation des gaz
d'échappement des moteurs, en particulier ceux des lourds camions Diesel. Or,
si pour les ferroviaires la traction électrique a obvié à cet inconvénient, on
ne connaît aucun remède pour les automobiles.
On peut installer des circuits d'air à la fois aspirant
l'atmosphère viciée et faisant un apport d'air frais, mais cela provoque un
courant d'air fort désagréable aux usagers, en même temps qu'extrêmement
coûteux d'installation et d'entretien, et toujours à la merci d'une panne
mécanique.
Pour tourner ces difficultés, on avait vu des ingénieurs
proposer la construction d'un pont géant; mais ici la difficulté n'était que
tournée, car en face des avantages d'une route à l'air libre se dressaient les
graves inconvénients propres à toute construction maritime : grande
profondeur des fondations sur un terrain calcaire et peu stable ; nécessité
de construire selon un étage maximum pour obvier aux marées ; sujétion du
passage des navires allant de l'Atlantique à la mer du Nord ; enfin,
résistance à l'effort destructif des tempêtes.
En face de ces difficultés, on vient d'assister à la présentation
de plusieurs projets de réalisation non plus par pont, mais par autostrade
flottant. Il est curieux de constater que ces études ont été effectuées par
divers techniciens, aboutissant à des résultats analogues, mais sans se
connaître ou échanger des documents. On retiendra les noms de Marcel de Coninck,
Sylvain Lajouse, le professeur G. Neuroi.
Les caractéristiques de leurs projets, sans être identiques,
sont extrêmement voisines.
Il y aurait deux voies ou groupes de voies, chacune à sens
unique, avec ou sans spécialisation de trafic : camions lourds, fourgons
rapides, autobus et cars, tourisme et véhicules lents. Cet ensemble aboutit à
donner à chacune des deux chaussées une largeur de 12 à 18 mètres, selon les
projets.
Mais cette voie ne repose plus sur des piles à fondations
terrestres. Toute la nouveauté consiste à reprendre le thème des îles
flottantes qu'avait envisagé le constructeur d'avions Louis Blériot, quand la
traversée de l'Atlantique semblait un problème insoluble. Ce sont des piles flottantes
qui supporteraient l'ensemble. Elles seraient de section elliptique avec des
largeurs de 50 mètres sur 10. Ces caissons semi-immergés auraient un
déplacement d'une dizaine de milliers de mètres cubes, soit de 10.000 tonnes.
Leur distance serait de l'ordre de 75 mètres.
Cela n'a rien de nouveau, ni de bien révolutionnaire,
puisque l'on connaît des navires déplaçant huit fois plus, et que des
sous-marins comme le Surcouf français ou les M anglais à hangar
d'avion arrivaient à 5.000 et 6.000 tonnes.
L'avantage de ces flotteurs est de suivre partiellement le
mouvement des marées, car, ancrés au fond par de puissantes chaînes, la courbe
que celles-ci dessinent sous leurs propres poids compense les raidissements.
Un des projets a repris pour le tablier les principes prévus
pour les îles flottantes, mais depuis on a vu réaliser dans plusieurs lieux du
monde des ponts en métaux légers à base d'alliages d'aluminium et de magnésium.
L'avantage est ici indiscutable, car, en face de la très lourde masse d'inertie
des flotteurs immergés indispensables pour la stabilité, la partie surélevée et
aérienne voit sa masse réduite au minimum, ce qui facilite sa construction
comme l'entretien.
La liaison flotteurs-tabliers a été prévue « souple »
pour autoriser les dénivellations toujours possibles entre ces piles. C'est une
solution connue et appliquée aux grands ponts suspendus, dont certains, à
l'heure actuelle, atteignent le kilomètre entre piles.
Paradoxalement, la difficulté la plus grande à résoudre a été
celle de la jonction avec la terre ferme. Il arrive en effet un moment où les
piles flottantes ne peuvent plus être envisagées, faute de profondeur d'eau,
danger de heurt du fond, et en même temps il faut tenir compte, pour le
raccordement à des ponts fixes ordinaires, du phénomène des marées.
On a eu recours à des travées, en pont suspendu, formant
liaisons de raccordement, une de chaque côté des rives. Ces travées, plus
surélevées au-dessus du niveau de la mer que la partie centrale, serviraient
également au passage des navires.
Du point de vue Travaux publics, avec le matériel moderne,
une telle réalisation, représentant un pont triple (fixe, suspendu et flottant
selon ses parties) d'une longueur d'une cinquantaine de kilomètres,
représenterait 500 milliards et occuperait, pendant cinq ans, 50.000 ouvriers,
en chantiers, usines, ateliers ou transports.
Le chiffre n'est pas énorme, car on peut estimer que
l'économie annuelle de manutentions, transports, main-d'œuvre, disponibles pour
d'autres activités, et cela définitivement, représente en capital-bateaux :
1.000 milliards, en capital travail : 75.000 travailleurs. Le tout calculé
en économies.
Louis ANDRIEU.
|