Le troisième moyen efficace qu'emploie le perdreau pour sa
défense se concentre dans le départ cerclant auquel tous les chasseurs sont
redevables de déboires plus ou moins cuisants.
Il est terrible en plaine, bien plus qu'en pays de haies, où
l'on jette le coup à l'intuition. En terrain dégagé, l'espace libre, qui vous
annonce plus de temps pour agir, vous incite à la réflexion. À la néfaste
réflexion lorsqu'elle n'appartient pas au fond de votre tempérament, parce que,
ce cas excepté, on ne se fie pas toujours exclusivement à la sienne. On se
remémore, par bribes, tout ce qu'on a pu apprendre au sujet de l'exécution de ce
coup difficile, et l'on bâtit des combinaisons hésitantes n'apportant pas de
résultats flatteurs. Si l'on n'a pas le calcul naturel, il faut s'en abstenir,
sans quoi ; on a toutes les chances de passer derrière, et généralement
dessous parce qu'on s'efforce de couper le cerclage de l'oiseau qui, lorsqu'il
use de ce départ, en rase plaine, ne s'élève jamais bien haut, quand il ne rase
pas le sol.
Un seul remède convient à ceux qui ne sentent pas ce coup-là :
bien se rappeler comment ils s'y sont pris à leur première tentative heureuse.
S'ils n'en savent rien, tant mieux : c'est qu'ils sont restés eux-mêmes,
et que leur instinct s'est montré bon guide. Si, au contraire, il leur en
souvient comme si c'était hier, ils n'ont plus qu'à recommencer en priant, s'il
le faut, le hasard de se montrer encore une fois bon prince.
À part les cas particulièrement délicats dont nous avons
parlé, le tir du perdreau trouve son côté le plus ardu en plaine totalement
découverte, dans l'absence complète de repères. L'écran que lui offre le ciel
pour se détacher lui sert de protecteur. Rien n'existe plus pour jalonner la
distance. Une seule réalité demeure pour tant soit peu s'y reconnaître : la
grosseur de l'oiseau, en tenant compte des transformations de son aspect par
les jeux de lumière.
Pour son travail de pointage, l'œil a besoin d'un soutien,
même indirect. C'est pourquoi le cas n'est pas rare d'un chasseur tuant
rarement une perdrix en espace nu et se montrant beaucoup moins maladroit
lorsque l'une d'elles s'envole parallèlement à une baie assez haute qu'elle
longe de très près.
Les perdreaux et tout le gibier qui veut bien la peupler ne
sont pas seuls dans la plaine. Il y a le chien qui les cherche, en plus du
chasseur qui dirige la marche, et surtout qui surveille son chien avec bien
d'autres choses dans la tête que le souci constant de son coup de fusil. Cette
surveillance doit être son occupation principale, s'il aime la chasse pour
elle-même. Il ne doit pas quitter de l'œil son compagnon. Le tir n'est rien à
côté, qui dépend de la recherche et de l’approche du gibier, sans lesquelles il
ne peut avoir lieu.
Le tir proprement dit s'appuie toujours sur une position de
repos bien assise, tandis que le tir à la chasse ne profite que d'une position
d'arrêt prise sur une marche continuelle, dans des conditions jamais
prévisibles, qui effeuillent les principes comme s'ils étaient des marguerites.
Les complications morales préparent le terrain pour les
complications matérielles dès que le sentiment du gibier arrive au nez du
chien. Si l'arrêt n'est pas définitif, et qu'il « coule », la tension
de l'esprit et des nerfs noue le chasseur à l'idée fixe du gibier piétant
devant son chien. Neuf fois sur dix, le serment qu'il s'est prêté de ne tirer
qu'à l'arrêt ferme court à un viol certain ; et si le gibier part à
l'improviste, il le tire dans un état de demi-surprise, et quelquefois avec un
sentiment d'être en défaut vis-à-vis de soi-même qui ne simplifient pas la
situation.
Si le chien continue à « couler » jusqu'au
blocage, le chasseur touche à la fin de sa joie, mais pas à celle de ses
peines. S'il pousse le respect des rites jusqu'au bout, il se condamne au soin
de lever son gibier pour éviter la rupture de l'arrêt. Suivons-le.
Quelques pas, et la pièce démarre droit devant lui. En ce
cas, tout va bien, sans que soit écarté l'aléa principal inhérent à cette
manœuvre, c'est-à-dire la position de tir prise pendant la marche qui comporte
l'imposition, et non le choix de la place des pieds ; mais enfin, si le
terrain n'est pas spécialement défectueux, il n'y a pas encore grand mal.
Le gibier ne veut pas se lever : le chasseur avance à pas
précautionneux, revient sur sa marche, piétine sur place, fait des cercles, et
brusquement la pièce part du mauvais côté. Ou bien si, de guerre lasse, il
s'est mis à donner du pied dans le couvert, la pièce déguerpit à l’instant
qu'il se trouve sur une jambe.
Dans le premier terme de cette alternative, le Chasseur fait
rapidement, et comme il peut, un à droite ou un à gauche pour prendre position
en face de son but ; mais, arrêté sur la place de son dernier pas, il n'a
pas choisi son terrain, et rien ne dit que la nature de ce terrain lui
permettra d'utiliser son jeu de jambes et ne paralysera pas sa volte.
Dans le second : un pied sur le sol, l'autre en l'air,
le chasseur doit reprendre son équilibre, caler ses pieds du mieux possible et
rétablir sa position autant que le veulent bien les bosses, les trous ou la
végétation avec lesquels il est aux prises. Dans cette position inhumaine, il
lui reste à juger et à tirer son gibier, tout en contrôlant la tenue de son
chien, ainsi qu'à vérifier si son champ de tir ne contient pas quelque
exemplaire de la race humaine, bovine, ovine ou chevaline, qu'il a
d'excellentes raisons de ne pas transformer en appareils enregistreurs de la
pénétration.
En décomposant ainsi le processus de l'avant-tir, on fait
apparaître bien des difficultés auxquelles, quoiqu'on ne puisse les ignorer, on
ne pense généralement pas beaucoup. Encore n'est-il question de ces avatars que
dans la compagnie du moindre mal : celui du chien convenablement dressé,
tenu à l'œil sans relâchement, comme l'ordonne son maintien le plus
élémentaire.
Une conséquence notable de ces difficultés ressort
nettement. Nous désignons ainsi l'altération du jeu de jambes atteignant
parfois un degré de transformation poussé jusqu'à la suppression complète de ce
mouvement généralement offensif (et souvent aussi défensif). On ne peut
ramasser que des miettes aussi bien de l'exécution méthodique du jeu de jambes
classique que du jeu de jambes instinctif, bon ou mauvais, de chacun. Or le jeu
de jambes est une pièce capitale dans le mécanisme du tir, une pièce
essentielle à la rectitude de sa direction. Son influence sur les résultats est
extrême.
S'il est possible de le respecter en battue, il n'en est pas
de même à la chasse au chien d'arrêt, surtout si ce dernier ne vaut pas
grand'chose. Les nouveaux venus dans la carrière n'auront pas de peine à le
comprendre.
Ils comprendront non moins bien, nous l'espérons, à quel
point il leur est indispensable de posséder un fusil faisant partie intégrante
d'eux-mêmes, un fusil avec lequel on pourrait tirer les yeux fermés, afin de
n'avoir point à s'inquiéter de son maniement, qui doit s'opérer tout seul.
C'est la meilleure façon d'acquérir l'automatisme dont nous avons déjà parlé.
Peut-être aussi, s'ils pensent aux conditions morales et
physiques venant s'ajouter à tout cela, se demanderont-ils si la chasse n'est
pas l'ennemie du tir, tant elle s'ingénie à le déranger ! Qu'ils se
rassurent. Bien au contraire : par son opposition, elle ne fait qu'en
fouetter l'intérêt et le rendre plus attrayant.
Raymond DUEZ.
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