Parmi les multiples difficultés, aussi bien de fait que de droit,
qui peuvent se produire à l'occasion de la réparation des dégâts causés par le
gibier, il en est une qui, malgré son importance pratique, n'a pour ainsi dire
jamais retenu l'attention des juristes ni des magistrats chargés de statuer en
cette matière : c'est la nécessité de déterminer comment doivent se
répartir les responsabilités encourues en ce cas, et la manière de procéder à
cette répartition.
Des cultures ravagées par des lapins ou toute autre espèce
de gibier sont presque toujours contigües à des bois appartenant à des
propriétaires différents. Malgré cela, il arrive souvent que le cultivateur qui
veut obtenir la réparation du dommage qu'il a souffert engage la procédure
contre un seul des propriétaires de bois et prétende faire supporter par ce
dernier seul l'entière indemnisation à laquelle il estime avoir droit.
Naturellement, dans ce cas, le propriétaire ou locataire de
chasse poursuivi objecte qu'à supposer qu'il ait encouru une certaine
responsabilité il n'est pas le seul. En ce cas, le juge de paix devrait
toujours exiger la mise en cause des autres propriétaires ; puis, une fois
ceux-ci appelés au procès, charger l'expert qu'il désigne non seulement de
constater l'existence des dégâts et d'évaluer le préjudice subi, mais encore de
rechercher à qui en incombe la responsabilité et de déterminer de quelle
manière cette responsabilité doit se répartir entre les différents défendeurs.
Nous n'avons pas vu souvent les juges de paix procéder comme
nous venons de l'indiquer ; le plus souvent, ils se bornent à donner
mission à l'expert de constater, d'évaluer les dégâts et de rechercher si la
responsabilité en incombe au défendeur.
Quoi qu'il en soit, la mission de l'expert commis, que ce
soit ou non expressément indiqué dans le jugement, doit toujours comporter une
recherche de la répartition de la responsabilité entre les propriétaires ou
locataires de chasse voisins, alors même que tous n'auraient pas été appelés
dans l'instance. En fait, il est plutôt rare que l'expert se préoccupe de cette
partie de sa tâche, ou, s'il y songe, qu'il y procède avec tout le soin que
cela demande. On voit le plus souvent, dans les rapports d'experts, une simple
affirmation à cet égard dépourvue de tous motifs et qui paraît donnée « au
jugé ». Et, trop souvent, le juge de paix se contente d'une telle
affirmation et en fait la base de son jugement. Dans ce cas, si la partie
condamnée frappait d'appel la décision ainsi rendue, elle devrait être annulée
par le tribunal civil pour absence ou insuffisance de motifs.
Nous ne prétendons pas qu'il soit possible de déterminer
avec une rigueur mathématique comment doit se partager, dans l'hypothèse que
nous envisageons, la répartition des indemnités qui peuvent être allouées au
cultivateur ; mais il y a, dans ce cas, certains principes qu'il convient
d'observer et qu'on néglige le plus souvent. Pour faire cette répartition d'une
manière logique, on doit tenir compte de deux éléments : d'une part,
l'étendue respective des divers bois voisins et la longueur respective de leur
bordure en lisière des champs ravagés ; d'autre part, l'abondance des
lapins et la fréquence des destructions dans ces divers bois.
À ce dernier point de vue, un examen très sérieux et très
consciencieux est à faire. L'expert ne doit pas se borner à examiner les
bordures et à tenir compte du nombre des coulées de lapins qui s'y rencontrent ;
il peut très bien se faire, en effet, que les lapins d'un bois, pour se rendre
dans les champs ravagés, traversent une propriété voisine où, peut-être, il a
été procédé à de fréquentes destructions et où il ne reste que fort peu de
lapins à demeure.
C'est sur la base de ces deux éléments que doit être opérée
la répartition entre les propriétaires ou locataires de chasse voisins de
l'indemnité représentative du dommage subi. Aussi croyons-nous devoir
conseiller aux personnes poursuivies pour dégâts de gibier de toujours exiger,
tant du juge que de l'expert, l'observation des principes que nous venons de
mettre en lumière.
Paul COLIN,
Docteur en droit,
Ancien avocat à la Cour d'appel de Paris.
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