Pénélope quitta la route et s'engagea dans la boue épaisse
et glissante du chemin, donna deux ou trois coups de derrière en zigzag,
chevaucha une profonde ornière pleine d'eau et, dans un virage impressionnant,
alla s'arrêter pile devant la porte de la vieille bâtisse camarguaise. Chère vieille
et brave petite Pénélope que son maître, impitoyable, nichait partout et
par tous les temps depuis des années ! À la voir, vous l'auriez crue tout
juste bonne à aller prendre sa retraite dans un cimetière d’autos et ne vous
seriez risqué à y prendre place parmi chiens, bottes, fusils et autres impedimenta
entassés pèle- mêle, qu'avec une certaine circonspection. Pourtant, je vous
assure, elle marchait, et bien ; elle marchait comme pas une autre. Et toujours
solide, malgré ses coussins dénudés, toujours dévouée ; en avait-elle
trimballé des chasseurs et des chiens, grimpant les côtes à l'allure d'une
traction avant, prenant les virages avec passion et passant impunément dans les
endroits les plus invraisemblables ! Ce jour-là, un soir de janvier, elle
arrivait une fois encore pour l'heure de la passée. Un peu en retard, cette
fois, car depuis quelques kilomètres, après nous avoir obligés à changer une de
ses pattes arrière subitement à plat. Une défaillance brutale et inaccoutumée
l'avait prise qui nous avait fait perdre un bon quart d’heure. Mais enfin, nous
étions arrivés. Lentement, certes, et avec peine, mais arrivés quand même et
sous une pluie soudaine et battante, froide au surplus comme neige fondue.
— Ça va être gai, dit l'un de nous en allant s'abriter
de l'ondée sous l'auvent de la porte, tandis que le chauffeur, plongeant sa tête
sous le capot levé et offrant généreusement son arrière-train à l'averse, cherchait
à voir ce que sa Pénélope avait dans le ventre. Car, bien sûr, il
faudrait bien repartir quand ce serait l'heure ; on ne voulait pas coucher
là.
— Ne m'attendez pas, criait-il en tripotant bougies et
carburateur ; vous allez manquer la passée. Ça doit commencer à voler.
Faites vite.
Oui, mais avec ce qui tombait, on hésitait tout de même
un peu. L'un de nous trois, jeune et intrépide, était déjà parti. À mon tour, je
m'éloignai, la tête dans les épaules et faisant le gros dos sous l'averse, pour
aller prendre mon poste vers les rizières. Et déjà les canards passaient,
chassés des étangs plus tôt qu'à l'ordinaire par cette pluie qui les avait
brusquement remués. Trois sarcelles, loin à gauche, sept colverts en ligne sur
ma tête tandis que je charge à peine mon fusil et que la pluie crépite sur les
flaques d'eau. Au loin, déjà, trois, quatre coups de feu ont résonné dans le
soir qui tombe sur ce paysage noyé d'eau et où s'étalent marais, vignes submergées
et rizières affectionnées des canards. Sous le soleil couchant, par beau temps,
c'est une abondance de lumière qui se joue dans le ciel et sur la terre. Ce
soir, c'est une vision morne et triste dans le bruit monotone de l'averse déferlant
d'un ciel noir et bas. Devant moi, une étendue boueuse, parsemée de trous
d'eau, s'étend jusqu'au chemin bordé de noirs buissons et de grands arbres qui
me coupent l'horizon, A droite et derrière, les rizières, recouvertes d'une
vingtaine de centimètres d'eau où les canards trouvant encore pas mal de grains
tombés au cours de la cueillette du riz et peuvent se rassasier et barboter à
leur aise toute la nuit. À gauche, la masse sombre des bâtiments du mas où vivent,
loin de tout et assaillis les trois quarts de l'année par d'infernales nuées de
moustiques, le fermier et sa famille.
Mais nous ne sommes pas ici pour contempler le paysage. La
passée aux canards est une tension constante des yeux et des oreilles vers
l'arrivée inopinée et rapide d'oiseaux qui ne sont qu'ombres furtives et
apparitions aussitôt disparues. Dans la clarté d'un crépuscule succédant à une
journée ensoleillée, l'horizon garde toujours une lueur et l'affaire est
relativement facile ; mais, par temps bouché comme aujourd'hui, le problème
est plus ardu … Des ombres passent et mon fusil jette une flamme. J'écoute, mais
aucun bruit de chute brusque ne vient réjouir mon ouïe. À droite, mes deux
compagnons, mieux placés, ont déjà tiré plusieurs fois. Tout au fond de la
plaine, une fusillade nourrie, assourdie par la pluie, résonne de nouveau. La
passée bat son plein à présent.
La pluie se calme pour redoubler quelques instants plus
tard. Je bouge, cherchant l'abri du rebord du toit d'une petite baraque à
outils. Une bande de canards en profite, m’ayant vu, pour glisser et passer
trop loin. Mes compagnons, au passage, les bombardent ; on suit leur trajet
aux coups de feu qui jalonnent leur route jusqu'au fin fond du marais qui se
perd au loin dans la nuit qui vient, Mes yeux vrillent le ciel, qui devient de
plus en plus sombre et où il sera bientôt impossible de distinguer quoi que ce
soit. Soudain, derrière moi, dans la rizière inondée, j'entends s'abattre un
canard invisible ; il barbote a grand bruit. Mon pied a glissé de la motte
sur laquelle il s'appuyait et plonge dans un trou d'eau. Au bruit, l'oiseau
s'est envolé dans un coin-coin effarouché. À droite et derrière, ça tire
toujours. J'entends la voix de mes compagnons et aperçois le faisceau d'une
lampe qui fouille le marais à la recherche de quelque oiseau tombé. Leur
vacarme fait lever un canard, dont les cris percent la nuit et se rapprochent ;
une ombre passe à quelques mètres et mon coup de feu est suivi d'un choc lourd
dans la rizière. Ma lampe me le montre qui se débat au milieu de l'eau peu
profonde et j'ai tôt fait de ramasser une belle cane, à laquelle je tords le cou
et que je glisse dans mon filet. Je reprends ma faction, mais on n'y voit plus.
La fusillade s'est calmée et c'est seulement de loin en loin qu'un coup de feu
résonne encore. On attend toujours, on espère encore, mais plus rien ne passe.
La pluie s'est enfin arrêtée. Encore un doublé assourdi, là-bas, du côté du
Rhône. Puis plus rien. Fini pour ce soir. Une bécassine passe, en coup de vent,
au ras de mon chapeau, poussant un cri grêle qui se perd au loin. J'entends mes
compagnons qui s'approchent.
La nuit a maintenant envahi le marais sur lequel s'étend le
grand silence de ce soir d'hiver. Des lueurs, comme des lucioles, se meuvent
de-ci de-là, au ras des terres invisibles ; quelques appels résonnent
faiblement. Ce sont les chasseurs qui rentrent et guident leurs pas de leurs
lampes électriques, afin d'éviter fossés et trous d'eau et retrouver le bon chemin.
Car il est si facile de s'égarer dans ces régions où l’on ne doit s'aventurer
que si on les connaît à fond et où il vaut encore mieux aller de compagnie. Je
ressens encore l’émotion qui m'étreignit un soir où, dans la nuit noire,
pendant un bon quart d'heure qui me parut bien long — et dut le paraître
encore davantage à celui qui le poussait, — j’entendis les appels au
secours d'un imprudent égaré.
Le long des roubines glissantes, puis à travers les immenses
ornières boueuses du chemin défoncé, nous regagnons le mas. Pénélope est
là qui nous attend, stoïque et soumise. Mais va-t-elle vouloir partir ?
Son maître, anxieux, la tâte, tourne la manivelle deux, trois fois. La voilà
partie ! C'est dur de sortir du chemin où elle patine. Nous descendons,
laissant seul le chauffeur pour se tirer du bourbier. Enfin, voici la route ;
on part, mais « ça ne gaze pas ». Arriverons-nous ? Nous n'osons
trop y croire, le compteur oscillant avec peine autour de 25 à l'heure. On roule
cahin-caha, tant bien que mal, plutôt mal que bien, quand soudain, à une
dizaine de kilomètres de la ville dont on aperçoit les traînées lumineuses, Pénélope
s'élance comme la jument qui sent l'écurie. L'espoir renaît dans le cœur de
l'équipe ; on respire. Et c'est bientôt à grande allure que nous rentrons
dans la vie trépidante de la cité.
Là-bas, d'où nous venons, au coeur de l'immense solitude des
marécages déserts, sous le ciel noir et sans étoiles, les oiseaux de marais ont
retrouvé le calme profond de la nuit et repris leurs ébats qu'interrompra le
jour.
FRIMAIRE.
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