« Voyez-vous, mon vieux, tous ces aigles, buses et
busards, ça mange des quantités folles de gibier. Les cartouches ont beau être
chères, ca vaudrait la peine de les détruire. »
Combien de fois ai-je entendu cette phrase, tandis qu'un
aigle — pour les montagnards, ce sont tous des aigles — tournait
au-dessus de nos têtes ... L'expérience de la destruction totale a pourtant
été faite et a donné des résultats assez surprenants.
La Suisse, pays par excellence où l’on observe les
règlements, a créé des Parcs nationaux rigoureusement gardés. Là, il ne s'agit
pas de braconner : toute arme saisie dans les parcs est non seulement
confisquée, mais détruite, tout chien de chasse abattu. Les bêtes qui vivent en
temps normal à l'état libre ont là tous les droits et bénéficient d'une
hospitalité totalement désintéressée. Les chamois, l'hiver, y ont des
distributions de foin, dans des râteliers ad hoc, en bordure des hauts
pâturages, et ils arrivent à si bien connaître le jour où vient le garde que,
si par hasard le mauvais temps ou toute autre cause retarde l’arrivée de leur
Père Noël, ils sont là tous présents, le lendemain, l'attendant comme pour lui faire
des reproches.
Dans ces réserves bénies, les directeurs avaient, au début,
fait détruire rigoureusement à la carabine, au fusil et au piège tous les nuisibles.
Quelques années plus tard, lièvres, coqs, bartavelles et perdrix blanches
étaient en voie de disparition. Des épidémies furieuses décimaient les couvées.
Il manquait ces rapaces et ces renards qui, tout les jours de l’année, éliminaient
automatiquement les sujets indésirables. Car c'est le lièvre attaqué par la tularémie
que maître Renard forcera le plus facilement, au lieu de lui laisser le temps
d'infester tout un canton. Il m'est arrivé de voir se lever dans un éboulis une
compagnie apeurée de bartavelles et, en approchant, de trouver une fouine
occupée à dévorer l'une d'entre elles. Ayant abattu la chasseresse, je me suis
aperçu que la perdrix capturée avait reçu, pas mal de jours auparavant sans doute,
un coup de fusil. C'était une de ces pièces qui tombent, piètent et ne sont pas
retrouvées. Toute son aile gauche était réduite à un moignon, bleu de gangrène,
d'où coulait une sérosité visqueuse. Sans doute cette blessée avait-elle peu de
temps à vivre, mais la fouine, sautant au milieu de la compagnie, avait saisi
la moins agile, et celle précisément dont le contact risquait de contaminer les
oiseaux sains.
Il y a longtemps que, à la caserne, j'ai appris que l'on
met un certain nombre d'adjudants dans les cours et les bâtiments, afin
d'éviter aux « bleus » de s'endormir. De même dans les étangs où l'on
déverse une certaine quantité d'alevins de brochet avec la blanchaille, on ne
voit pas de ces poissons aux ouïes envahies par toute une végétation parasite,
comme des troncs d'arbres moussus, qui peuvent à peine remuer les nageoires et
qui, un beau matin, dérivent par bancs entiers, le ventre en l'air.
La nature tend donc à réaliser un bienfaisant équilibre,
quand on ne la contrarie pas. Mais ces conditions idéales ne se réalisent que
dans les parcs où toute chasse est inexistante. La destruction des rapaces,
classés « nuisibles », est donc pleinement justifiée dans les chasses
gardées ou banales, où, en fin de saison, le chiffre des têtes de gibier sera considérablement
diminué. Mais l'anéantissement total serait une erreur.
Il faut aussi songer au nombre immense de souris et de
campagnols détruits par les oiseaux de proie, spécialement par les oiseaux
nocturnes, et il me souvient de journées passées, la jumelle à portée de la
main, dans un massif calcaire où abondaient les vipères, pendant lesquelles
j'ai vu à maintes reprises s'élever des buses, un cadavre de serpent entre les
serres.
C'est d'un autre côté, à mon avis, que doit porter le gros
effort de destruction des véritables nuisibles. Il y aura toujours assez
d'amateurs pour envoyer un coup de fusil aux aigles ou aux buses de belle
taille, ne serait-ce que dans l'espoir d'avoir un beau spécimen à faire
empailler. Mais les corneilles, les geais, les pies, les casse-noix ont
bénéficié du prix élevé et de la rareté des cartouches, et se sont mis à
pulluler hors de proportion avec leur nombre d'autrefois. Et il faut avoir vu,
pour le croire, les ravages de ces oiseaux parmi les nids et les couvées !
Les tétras de toute espèce, comme les perdrix, couvent à
terre et payent au printemps un lourd tribut aux vermines de toute sorte. Dans
les bois, il faut bien le reconnaître, la gelinotte et son nid sont une proie
toute trouvée pour les renards, martres, hermines et autres carnassiers. Mais
c'est surtout la race des becs en pioche qui casse les œufs et enlève les
oisillons au nid. Un casse-noix que je tirai un jour par erreur, le prenant
pour un gibier plus comestible, tenait en son bec un tout jeune écureuil.
Les chasses, en montagne comme en plaine, ont tout à gagner
à une épuration générale de leur territoire, sur les bases suivantes :
renards et oiseaux de proie, en quantité suffisante — tout en laissant ce
qu'il faut pour détruire les éléments malsains, les plus faciles à attraper,
qui propageraient les épizooties au plus grand détriment du gibier en général, —
et corneilles, geais, pies jusqu'à la dernière tête. Ce ne sont pas les
cultivateurs, dont les récoltes et spécialement les semences subissent un énorme
prélèvement, qui viendront s'en plaindre.
Oh ! les belles omelettes d'autrefois, dans la saison
des nids ! Je voyais sortir du grenier toutes les vieilles douilles
ramassées au cours des chasses de l'année, car pour le gibier que nous allions
tirer, c'était bien suffisant. Je passais des soirées, sous l'oeil de mon
grand-père et d'un de mes oncles, à les recharger, en poudre noire et avec du
plomb n° 2, assez gros pour pénétrer à travers les branches mortes des nids de
pie et de corbeau. Et, un dimanche, à la suite du garde et du brigadier de
gendarmerie, tout le pays se mettait en marche. C'était une véritable croisade,
une mobilisation générale, une occasion de faire parler la poudre en période de
fermeture que personne n'aurait voulu manquer.
Arrivés au pied des grands peupliers, les tireurs lâchaient
sur les nids de véritables salves, qui en faisaient voler la poussière. Parfois
la couveuse s'envolait, saluée par une autre bordée. La plupart du temps, elle
était tuée sur place, car c'était une demi-livre de plomb au bas mot qui
partait du pied de l'arbre. Les œufs cassés coulaient en longues traînées le
long des branches, et chacun se félicitait en pensant aux pouillards et aux
levrauts sauvés par ce massacre.
Toute la journée, l'armée continuait ses évolutions, avec
des haltes dans chaque ferme pour comparer les crus et boire un bol de café. Au
soir, le tir devenait quelque peu hésitant, et les pies qui s'envolaient
avaient de grandes chances de se sortir indemnes de la fusillade. C'est alors,
à la nuit tombante, que tous allaient s'embusquer en bordure du seul bois
épargné par les chasseurs, qui avaient une idée de derrière la tête. Là, comme
dans une oasis miraculeusement protégée, les corneilles, choucas, craves, freux
et autres oiseaux noirs s'étaient tous groupés, criant comme des sourds, se
racontant sans doute les malheurs survenus ce jour-là à leur famille.
Ils arrivaient, noirs sur le ciel, se posaient sur les dernières
branches, et il y en avait des grappes, croassant à qui mieux mieux quand retentissait
le coup de sifflet du signal. C'était alors le bouquet de ce feu d'artifice, et
les morts tombaient en tournoyant, dru comme grêle. Le lendemain, on allait les
pendre à quelque gaule au milieu des champs, « pour servir d'exemple aux
autres ». Nos amis Anglais nous accusent de nous nourrir de grenouilles,
mais nous n'en sommas pas encore à entretenir, comme eux, des corbeautières
dans toutes les propriétés, pour nous régaler de pâtés de corneilles !
En rentrant, nous faisions le compte des coups tirés :
une quarantaine par chasseur, cinq ou six cents en tout. Le plomb ne coûtait
presque rien, et la poudre pas grand'chose. C'était l'époque où l'on allait
froidement tirer les alouettes au miroir, avec trois où quatre kilos de
cartouches dans un vaste sac ! Depuis ...
Mais, depuis, les nuisibles pullulent, et si j'ai toujours le
même plaisir à regarder un busard tourner ses grandes orbes, il me déplaît,
sitôt entré au bois, d'être salué par les criailleries des geais et des pies,
qui rigolent de me voir chercher en vain tout le gibier qu'ils ont démoli en
herbe. Seulement, à moins d'être un Rothschild, il faut se contenter de les
engueuler. Ce qui manque totalement d'efficacité.
Pierre MÉLON.
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