Toute la littérature cynégétique, les images qui
l'accompagnent, les récits et traités des anciens veneurs représentent
normalement le sanglier comme un hôte des bois et des forêts. C'est avec juste
raison, car ce gibier, bien qu'il soit un cochon sauvage par la finesse de ses
sens, la force de sa musculature, mérite les honneurs du noble déduict. Si son
robuste appétit lui vaut d'être classé parmi les animaux nuisibles et d'être
l'objet de nombreuses battues, il ne fait dans les cultures que des incursions
nocturnes ; il se retire le jour au plus fort des bois. C'est là qu'on
l'évoque lorsqu'on parle de lui, dans les ronciers où il fait sa bauge, près
des souilles où il va se rouler, à travers les halliers qu'il traverse à grand
bruit. À la rigueur, le voit-on franchissant un chemin forestier ou un layon.
Pourtant certains marais sont peuplés de nombreux sangliers.
Là, point de taillis, ni de halliers, ni de futaie. Mais dans toute la région
où le Rhône étend ses bras morts et vifs, il vit et prospère. Il aime l'eau, et
l'eau ne lui manque pas. Il aime la solitude. Rares sont les passants au cœur
des marais. Il trouve facilement sa nourriture, soit dans les rizières ou les
céréales lorsqu'il pille les cultures, soit avec les plantes sauvages aux
racines nourricières. Il mulote et vermille avec facilité dans ces terrains peu
compacts.
Son aspect est le même que dans les bois, mais il vit de
façon différente. L'été, les marais sont secs en grande partie. Les remises
sont alors innombrables dans les roseaux. Il y est complètement invisible et il
peut fuir facilement, sans avoir à se montrer. Les roseaux couvrent une grande
superficie. Certes il y a déjà tracé ses chemins, mais c'est un jeu pour lui de
foncer en écartant les faibles tiges. Un jour, nous avons suivi de dessus une
digue une harde qui se déplaçait à quelques mètres et dont on entendait le
piétinement. Il ne fut pas possible de la voir.
Pendant la période sèche, le sanglier se chasse à l'affût
nocturne, lorsqu'il vient manger dans les récoltes, ou aux chiens courants
comme au bois. Ses refuites sont bien visibles, mais il ne consent pas toujours
à y passer. Il oppose une grande résistance à ses ennemis. Il se forlonge vers
l'eau, où les chiens le suivent avec peine. Les cavaliers sont alors très
utiles pour le détourner. En Camargue, beaucoup de gardians sont habiles à ce
jeu et, lorsqu'ils en prennent un en chasse, ils l'obligent souvent à venir
s'offrir au coup de fusil. Lorsqu'il est mort, leur cheval le traîne.
Avec l'automne et l'hiver, l'eau monte dans les marais. Les retraites
éloignées et silencieuses sont inondées. Elles deviennent inhabitables. Alors
les sangliers se gîtent sur les « lévadons », ces digues de terre qui
traversent les marais, où elles canalisent l'eau des roubines. Avec le temps,
des touffes de tamaris y ont formé une végétation en forme de taillis.
De grandes mottes de terre forment aussi des sortes d'îles
dans le marais. Le sol n'y est sans doute pas très sec ; mais un sanglier
de marais est habitué à l'humidité.
C'est l'époque où il en meurt le plus. Certains chasseurs,
que d'aucuns nomment braconniers, pratiquent une chasse à l'approche
particulièrement pénible en raison de l'eau et du froid. Il faut connaître
parfaitement son marais, ses passages praticables. Le chasseur avance lentement
à bon vent, évitant de faire du bruit, écoutant par contre tous les bruits qui peuvent
lui signaler la présence du gibier. Il scrute le lévadon et il arrive souvent
qu'il voit la bête au gîte avant d'avoir été éventé. Il place alors un coup
mortel. Parfois le sanglier évente son ennemi et bondit hors de son gîte. Il
n'y a qu'un court instant pour le tirer.
Ramener les victimes est le travail le plus pénible. Le
chemin est souvent éloigné, le terrain boueux. Il vaut mieux tirer un sanglier
dans l'eau, qui l'allège, que de le porter sur un terrain où l'on enfonce.
On tue aussi des sangliers en abordant en bateau les mottes
de terre où ils se sont remis. Un chasseur rabat, les autres se postent dans le
bateau à la refuite et les tirent lorsqu'ils nagent.
Le sanglier de marais n'oublie pas qu'il est aussi une bête des
bois. Les bois qui voisinent les marais, ceux qui les bordent offrent de
magnifiques possibilités de chasse. Il s'en trouve ainsi quelques-uns en
bordure de la Camargue et en Crau. Il s'y fait un va-et-vient continuel
d'animaux entre les marais et les bois. Cependant les bois sont peuplés
davantage lorsque les marais sont inondés ou gelés. Le bois d'Hespiran
notamment fait exactement la limite du marais. Son taillis inextricable de
quatre-vingts hectares borde le terrain tout différent couvert de joncs et de
tamaris, où paissent les taureaux. Ceux-ci, les jours de chasse, sont maintenus
par leurs gardians dans le fond du pâturage pour éviter d'être gênés. Lorsque
les chiens lancent un ou plusieurs sangliers, la chasse se déroule parfois
longuement dans le fourré, parfois elle est brève : d'un côté il y a les
vignes, de l'autre le marais. Certes il arrive que des sangliers prennent le
parti de se lancer à travers les vignes, mais, plus souvent, ils tentent de
gagner le marais. On en voit faisant jaillir l'eau, essayant d'atteindre les
roseaux sans mal. Lorsque l'eau est profonde, ils doivent nager. C'est là bien souvent
qu'un habile gardian les rattrape à cheval et les domine, si une balle partie
d'un express ne les a roulés auparavant.
Vingt sangliers dernièrement ont laissé leurs dépouilles en
trois battues, sans compter ceux qui ont pu être tués plus loin dans le marais
par des chasseurs isolés.
On quitte toujours avec regret ce paysage où la chasse vient
de se dérouler. La terre et l'eau s'y juxtaposent pour former un cadre
cynégétique incomparable : d'un côté, deux longues allées de pins
encadrant le taillis enchevêtré où résonnent les abois de la meute et les
récris des piqueurs ; de l'autre, la plate étendue où fuit un sanglier
mettant à l'essor une bécassine tandis qu'un gardian impassible surveille ses
taureaux.
Jean GUIRAUD.
|