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La quatre-vingt-sixième caille

Raconte, mon chien ...

C'est quand on va fermer la chasse que les cailles commencent à arriver. Or, en ce beau mois de mars, Il avait un tableau exceptionnel quant au pourcentage, car Il a la manie des statistiques : 53 cailles, en trois sorties, avec 53 cartouches. Aussi, ce suprême et dernier jeudi (la fermeture officielle étant réservée à une battue aux sangliers), Il emportait, je ne sais pourquoi, 33 cartouches, s'étant mis en tête de réaliser du 100 p. 100 dans sa saison.

Il faut avouer que ça marchait bien ... Quand nous partons, le soleil est levé depuis longtemps. Il fait clair. Il fait tout neuf. Les giboulées ont lavé les feuilles. Je gambade sur la plage. Je poursuis les goélands qui crient. Je renifle au cul les quelques pieds rouges poussant leurs « tiou-itt » le long de l'oued. Il fume, l'oued. La journée sera chaude et belle. Les collines arrondies, au bord de l’eau, sont du bleu printanier que j'aime. Et nous voici sur le plateau.

C'est mamelonné, pentes très douces, crêtes à peine accentuées ; de la plus haute, on voit la ville, en traînée blanche, éblouissante, au ras du bleu de la mer.

— En chasse, ma mère Diane ! Il y a, autour de nous, bien alignés jusqu'à l'horizon, des plants d'aloès. Tout jeunes, comme des artichauts bleus, mais aux pointes cruelles. Entre eux, de belles allées herbues, faites de serpolet qui embaume et excite, de ravenelles jaunes, trop âpres, qui agacent, et de pieds-d'alouette, et de bourrache, et de bouillon blanc fleurant le miel ... Malgré ces odeurs capiteuses, les petites cailles ont à se méfier : je connais leurs ruses, leurs fuites de souris. Elles sont impayables d'audace et de comique. Quand, forcées par mon insistance, je les guide malgré elles jusqu'au bout d'une allée, alors elles tentent, devant le vide, leur manœuvre suprême : elles me filent sous le ventre, en faisant demi-tour. Il faut faire vite : une volte-face brusque, et me revoici le nez dans le sillage. Elles finissent toujours par se lever, car je ne les lâche pas. Elles volent vite, dispersant au vent leur petite crotte blanche, et, d'un rythme balancé, fuient au ras des herbes hautes. Pauvrettes ... Le coup m'assourdit, je vois la pirouette misérable du petit paquet beige et blanc. De suite, je suis sur elles et, malgré les grandes graminées, malgré les épines rases des asperges sauvages, je les découvre, l'une après l'autre, sans en perdre jamais, et j'ai la sensation grisante des plumes âpres dans la gueule et parfois — en cachette — le goût délicieux d'un ventre d'oiseau démantelé, qui laisse couler une chaude liqueur verte. Elles ont beau faire, les blessées, elles peuvent, sitôt la chute, courir sous les lames acérées des agaves, fuir derrière moi en se coulant parmi les touffes ou, ruse suprême, se taper contre une motte, petite tête rentrée sous les plumes, immobiles de frayeur, mon nez de chasseresse n'est jamais en défaut. Je ne me vante, pas. Demandez-le-lui plutôt …

Ce suprême jour, tout va bien. Il n'y a pas beaucoup de cailles, mais Il n'en rate pas une. (La statistique, vous comprenez !) J'ai bien, de temps en temps, quelques émotions. Deux ou trois fois, une odeur plus âpre me raidit les quatre membres. Je sais bien de quoi il s'agit. J'arrête. Je tremble de joie malgré moi. J'ai l'espoir insensé qu'il va tirer quand même. Hélas ! les deux perdreaux partent et le fusil reste muet.

« Défendu, madame Diane ... Défendu ... »

Toujours cette stupide retenue ! Un moment même, juste au ras de la Roche aux pigeons, un capucin roux m'est parti sous le nez et a basculé dans le vide. Je l'ai regardé, lui ... Il n'a pas même eu un tressaillement ! Jusqu'à quel point, tout de même, Il peut pousser l'honnêteté ...

Mais le soleil monte. À midi, 18 cartouches ont été tirées ; 18 cailles pendent au porte-gibier. Il est heureux. Je le suis autant que lui. Nous descendons au bord de l'oued pour que je puisse boire, et c'est, sous une roche surplombant cette Roche aux pigeons, le modeste déjeuner solitaire. J'ai l'estomac dans les talons. Je mange comme lui. Sardines, viande froide, pain tendre, orange. Sans compter que, de temps en temps, je donne un large coup de langue au paquet de cailles pendu sous un laurier-rose. Au-dessus de nous, les vols de pigeons tournent et virevoltent, et, rassurés, se posent sur les hautes falaises. Elles en sont toutes bleues. Mais le chasseur demeure indifférent : seule la chasse de la caille demeure autorisée. Il fume. Il somnole un peu. Il me gratte la tête, juste derrière les oreilles. Et moi, quand on me gratte par là ...

Nous avons dû dormir un peu, car, lorsqu' Il se lève, le soleil a glissé vers la haute muraille et il fait moins chaud. Je me déroule, je me hâte ; nous escaladons la pente. Et voici le plateau, mer argentée de graminées sauvages.

Il lui reste quinze coups à tirer.

Et tout va bien. Méthodiquement, comme sans impatience, une à une, les cailles tombent. Un seul ennui à signaler : un oiseau tombé encastré dans les rudes feuilles d'aloès, et que je m'obstinais à chercher à terre. Nous l'avons découvert ensemble, juste comme nous allions désespérer.

Il n'a rien manqué. Le soir tombe. Il lui reste quatre cartouches.

Dois-je dire que moi-même je me laisse prendre à cette fièvre, à ce défi lancé au bon sens ? Quatre-vingt-deux cailles, sans rater, c'est presque invraisemblable. Pourvu que ...

Et voilà que, coup sur coup, dans un creux déjà baigné d'ombre, trois cailles partent sous mon nez, à une minute d'intervalle. Trois coups, trois victimes. Il reste une cartouche …

Je sais que nos deux cœurs sont bien près de s'arrêter.

Ne devrait- Il pas rentrer ?

Ne ferais-je pas mieux de cesser toute quête ? J'ai le pressentiment affreux, décourageant, qu'Il va rater la dernière. Ah ! si seulement mon sacré nez de chien ne la rencontrait pas.

Mais le soir descend, vite, et cela va sans doute arranger les choses ... Une brume traîne dans les petits vallons du plateau, et monte, troublant le regard, estompant les lignes. Un gros soleil rouge plonge, distendu, derrière Mogador tout rose. On ne distinguera plus une caille à vingt pas.

Hélas ! ce serait mal le connaître. Va-t-il rentrer avec une cartouche ?

— Allons, mère chien, encore une ...

« Mère chien », c'est une formule assez impérative. Je le sais.

Et le malheur arrive ...

Là, dans ce ravineau de sable noir creusé par la pluie, il y en a une. Je la sens. Ma patte droite avant se soulève presque malgré moi, pour l'arrêt classique. Mon museau se tourne vers l'âpre source de ce fumet ...

Et la caille part. Et le coup, presque aussitôt, trop vite, hélas ! car l'oiseau file. Médusé, il le regarde, comme moi. Petit point noir qui apparaît, rapide, bien détaché sur le ciel orange, presque au ras de l'horizon et qui a plongé, là-bas, à l'autre bord du vallon, sous un genêt.

La statistique est fichue. Pour une obstination ridicule. Pour un peu d'orgueil. Et dire que ça pouvait si bien finir.

Je l'entends qui tempête :

— Petite garce ! Au moins, nous te ferons voler encore ! Viens, Diane !

Eh bien ! oui, il a raison ! Allons la lever, cette caille ! Et qu'elle ait au moins une frousse bleue, pour payer notre dépit !

À grandes enjambées. Il traverse la vallon, le fusil inutile au dos, le paquet de gibier se balançant au long de sa cuisse. Je le précède.

Voici le genêt. Je n'ai jamais été si émue.

Et l'odeur grisante monte, me raidit à nouveau les pattes et je voudrais, oh ! de tout mon cœur de bête, pouvoir capturer le rusé petit oiseau qui va partir à l'essor, sans que lui, pourtant si fort, sans que moi, pourtant si aimante, ne puissions rien pour le prendre.

— Va, Diane, va, mon chien !

J'avance les deux pattes. Je frappe un bon coup les deux paumes sur l'herbe. Rien ne bouge. Ah ! petite rosse ! J'avance le nez. Je suis à la toucher ... Miracle ! je la touche. Je la prends à pleine gueule ... Elle est morte. Quel plomb inespéré l'a touchée, pour lui permettre ce vol suprême ? Ce vol qui avait l'air si plein de vie, et qui fut pourtant la culbute dernière ?

Alors, Il se penche. Et je n'y comprends plus rien. Au lieu de cette joie qui devrait le faire danser, Il ne dit pas un mot. Cette 86e caille, miraculeusement tuée avec sa 86e cartouche, a l'air de le laisser indifférent. Ou plutôt, et c'est là que je ne réalise plus du tout, son émotion est tout autre. Savez-vous ce que je vois ? Il prend le petit oiseau entre ses paumes serrées et, doucement, pieusement, Il pose sur les plumes souillées un baiser.

Je n'ose aboyer. Je n'ose manifester. Mais j'ai conscience, tout au fond de mon cœur de chien, que c'est tout de même une belle, une très belle journée …

DIANE.

P. c. c. : Maurice CONTANT.

Le Chasseur Français N°638 Avril 1950 Page 205