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Sur les bords du Rhin

La longue chenille noire aux articulations de fer s'ébranle, secouée par le rythme saccadé du bruyant essoufflement de la locomotive. Crachant sa rage en de noires bouffées, elle fend les cotonneuses murailles qui, ce matin de fin octobre, couvrent la plaine du Rhin. Il est là, tout près, le magnifique fleuve ; mais on distingue à grand'peine les rives frissonnantes de roseaux entre lesquelles une énorme masse glauque roule. Peut-être, à l'abri des remous, quelques canards immobiles dorment, la tête sous l'aile. À travers la vitre ternie, je reconnais, par habitude, les terrains bordant la voie ferrée : nous venons d'entrer dans la chasse des officiers de la garnison voisine. Voici la gare. Déjà, sautant sur le quai, d'autres sociétaires se groupent, échangent de gais propos.

Aujourd'hui, le camarade habituel n'a pu venir. Tout seul, sans toutou, je traverse le village qui s'éveille. Inutile de rester dans la plaine où traîne toujours un lourd brouillard ; les plantes chargées d'eau lancent une averse dès qu'on les frôle. De faibles hauteurs ondulent à l'ouest du bourg. Des vignes, très bien entretenues, tendent aux rares rayons d'automne leurs grappes acides qui feraient piètre figure à côté de nos chasselas dorés de Provence. Cependant, ici, on estime fort le petit vin gris que donnent ces ceps vraiment dépaysés. Malgré le manque de maturité, la vendange bat son plein ; il faut se hâter, ou gare aux gelées ! …

J'émerge enfin de l'humide et froid manteau de la plaine, mais j'hésite à pénétrer dans les betteraves. Trouverai-je les perdreaux gris en bordure des champs ? Un confrère, moins frileux, zigzague à travers les cultures : je le suis du regard, ce qui me permet de lui voir exécuter un magnifique doublé sur des faisans. Un peu plus loin, un troisième est descendu d'aussi belle façon.

Neuf heures. Je n'ai aperçu encore aucun gibier ; cependant je connais deux belles compagnies de perdreaux gris dans ce quartier. Revenons sur nos pas. Heureuse idée, car, au bord d'une vigne, une magnifique famille prend l'air avec fracas, puis va se poser dans un immense carré de betteraves. Cette fois, sans hésitation, je les poursuis. Quel bain ! ... La fraîche ondée glisse, et les chaussures — dites imperméables — l'absorbent goulûment par tous leurs pores. Bientôt chaque pied bénéficie d'une baignoire personnelle, et, à chaque pas, un désagréable gargouillement chatouille les orteils ... On se croirait au marais. L'espoir de lever un gentil gallinacé fait oublier ces ennuis aquatiques.

Mais où est donc la compagnie ? J'ai beau battre en tous sens, piétiner les larges feuilles, m'agiter, tempêter ... Rien ... Ah ! si j'avais un chien ! ... Un lièvre finit par s'émouvoir de mon insistance et s'élance dans une bande de trèfles qu'il n'a pas le-temps de traverser. Dix minutes après, à quelques centaines de mètres, un de ses congénères subit le même sort. Ces deux bougres remplissent le carnier et refusent obstinément de rentrer des pattes, interminables. Déjà, la bretelle tire ; aussi, tout doucement, j'avance avec le secret espoir d'ajouter la rutilante queue de faisan ou le fer à cheval de perdrix à mes bêtes. Ne voilà-t-il pas qu'un grand diable roux jaillit du sillon ! Au premier coup, il crochète, présente le flanc, puis roule sur lui-même. Ou vais-je le mettre ? J'aurais besoin de l'aide si précieuse du fidèle Bachir, qui, à midi, m'apportera le déjeuner ... Je suis obligé de revenir au village pour déposer mes victimes.

Un sentier entre les vignes y conduit directement. Avant de prendre la descente, je fais halte sur un mur de pierres sèches d'où je peux embrasser toute la plaine du Rhin. Le soleil a déchiré l'immense voile dont quelques fragiles morceaux s'accrochent et s'effilochent à la bordure sombre des bois. Large coulée d'étain pâle, le fils du saint-Gothard dessine un gigantesque serpent d'une force imposante. Sur cette route mouvante, une file de bateaux lourdement chargés glisse vers Mayence.

Soudain, une vive fusillade coupe ma rêverie contemplative pour réveiller brutalement le chasseur. Là bas, dans le creux, des camarades s'en donnent à cœur joie. Je distingue la mouvante tache claire du breton de l'un d'eux. Pauvres perdreaux ! ... Quelques minutes plus tard, un superbe oreillard surgit dans le sentier au petit trot. Il s’assied, écoute — aucun aboiement, — repart, toujours sans se presser. À présent il est là, immobile à trente pas ... Tout de même, je ne vais pas l'assassiner ainsi ... Brusquement je me lève. Preste comme l'éclair, le capucin franchit le talus, bondit dans les betteraves hachées par un coup de six. Manqué ! Déjà il entre dans la vigne et file sous le couvert. Trop tard pour doubler. Tant pis ... mais, en moi-même, je ne suis guère fier d'avoir raté, au net, une si belle cible.

Dévalant le rude petit chemin, je gagne le bourg où je peux déposer mon fardeau. En attendant l'arrivée du porte-carnier, je vais offrir mes brodequins trempés aux caresses d'un pâle soleil. L'ami B ... survient ; il paraît bossu tant sa veste de chasse est gonflée — et pour cause : 4 lièvres et 2 faisans à lui seul, mais quel fusil ! ...

Fidèle au rendez-vous, à midi Bachir arrive chargé de victuailles. Après un repos de deux heures, nous nous dirigeons dans la plaine, où je veux me consacrer à la plume. Tout d'abord, nous suivons le remblai de la voie ferrée. Un fossé couvert de hautes herbes limite une parcelle de terre labourée ; il faut le franchir. Je m'arrête, cherchant des yeux un passage, lorsqu'un appel du brave tirailleur me fait pivoter : un lièvre galope dans les cailloux ; il est arrêté net au premier coup. Brusquement, à mes pieds, sous les herbes couchées, s'élance un énorme bouquin. Surprise, émotion de sentir qu'on a, au bout du fusil, un doublé rare et facile. Vais-je profiter de cette occasion unique ? … Un peu court, je laboure le sol sous les pattes de derrière de l'animal, qui n'est mis au carnier qu'après un sprint à travers les mottes. Ses bêlements plaintifs gâchèrent une partie de la joie d'avoir réussi un doublé légèrement « baveux ».

Vers le soir, je pus ajouter au tableau deux perdreaux et un faisan. Ce fut une des dernières sorties sur les bords du Rhin.

Tous ceux qui ont parcouru la Rhénanie savent combien ces régions sont vives en chevreuils, lièvres, faisans et perdreaux. Même sans pénétrer dans les cultures, il suffit d’une promenade à l'aube pour voir gambader poil et voler plume. Bien des chasseurs, n'ayant pu semer leur plomb à travers bois et cultures, pensent aux joies cynégétiques qu’ils éprouveraient le fusil à la main. Fervent amateur de chasse, il m'a été très agréable de brûler de multiples cartouches dans une contrée fort giboyeuse — je devrais dire trop giboyeuse. En effet, la facilité de lever et de tirer de nombreuses pièces enlève une partie de l'attrait « recherches ». Un lièvre manqué, on se dit : probablement j'en lèverai un autre sous peu. Puis, si on se laisse entraîner par la vaine joie de réaliser de gros tableaux, les victimes s'accumulent : on a l'impression d'un massacre inutile.

En nos réglons, la rareté de certaines espèces — sédentaires ou de passage — fait naître une foule de sensations inconnues des favorisés chassant uniquement dans des réserves où un habile repeuplement amène la profusion du gibier. Qui de nous n'a pas éprouvé ce plaisir si pur de ramasser — après des heures de recherches — la première bécasse de la saison ! ...

A. ROCHE.

Le Chasseur Français N°638 Avril 1950 Page 206