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Les fruits de la mer

Le bouquet de sable

Ce peut sembler un paradoxe que de traiter du bouquet de sable, l'exception, avant le bouquet de roche, la règle. Mais voici précisément le moment où apparaît ce crustacé à l'embouchure des rus de sable, sur des grèves avoisinant des plateaux rocheux. Or ces chroniques entendent respecter l'étymologie même du terme et vous entretenir d'un « gibier » déterminé à l'époque où sa pêche est réputée la plus favorable.

D'abord, qu'est-ce donc que ce fameux bouquet de sable, ou bouquet blond, si rare dans la mesure où on ne le récolte en quantité appréciable que de la mi-avril à la mi-mai ?

Nous avons appris, l'autre mois, les moyens de distinguer la crevette grise, petite et de carapace molle, de la grosse crevette rouge ou bouquet, de carapace dure et de chair bien plus consistante. Le bouquet de sable ne diffère guère du bouquet de roche que par les deux points suivants. Il est généralement de dimensions un peu plus réduites et, au lieu d'être pigmenté et strié de brun ou de bleu, il demeure d'un blond presque translucide. À telle enseigne que, sur certaines côtes, on l'appelle, par image, « bouquet anémique ». On observera aussi que les deux verrues qui flanquent sa tête sont d'un vert ou d'un jaune clair et non plus d'un brun profond.

Sur l'origine et la nature même du bouquet de sable, les avis sont partagés. Les uns y voient une sorte spéciale de crevette rouge qui naît et se reproduit comme l'autre, tout en vivant dans des milieux marins différents. Les autres prétendent que le bouquet de sable n'est qu'un bouquet de roche en exode, un bouquet qui a quitté temporairement les fonds rocheux pourvus d'algues, aux eaux froides, pour venir frayer à l'embouchure des rus de sable, peut-être aussi s'y sustenter plus richement des apports d'amont.

Je me garderai bien de prendre parti. D'abord parce qu’il ne s'agit là que d'hypothèses et qu'à ma connaissance les hommes de science, les hommes de laboratoire surtout, ne se sont jamais prononcés. Mais également parce que ce qui importe ici, c'est de dire ce que l'on peut pêcher, et quand et comment on le pêche. Aurais-je à choisir que j'opterais sans doute pour la seconde de ces vues. Les bouquets de sable ne se rencontrent certes que sur les grèves, singulièrement à l'embouchure de ces ruisseaux découlant de la terre ferme, mais aussi et toujours à faible distance des zones de roches à varech, où vit exclusivement la crevette rouge ; tout permet alors de supposer qu'il s'agit là d'un changement d'habitat temporaire, provoqué peut-être par des besoins d'alimentation on de reproduction. Quant à la différence de coloration des téguments, elle s'explique très bien par la nature même des nouveaux fonds sur lesquels vit et s'alimente le sujet, pour un temps considéré. Cela est tellement vrai, vous le verrez plus tard, que le bouquet de Bretagne n'est pas pigmenté ou strié de la même teinte que le bouquet de Normandie, le premier plutôt bleuté, le second d'un brun rougeâtre, alors que les algues sous lesquelles ils se développent ou dont ils se nourrissent respectivement sont ici et là de couleurs dissemblables, plus grises dans le Finistère, plus brunes dans le Cotentin, voire plus jaunes dans le Calvados — pour ne citer que ces points du littoral. On pourrait du reste multiplier et varier ces exemples à l'infini.

Il est plus utile, je crois, de dire que le bouquet de sable est bien moins nerveux que son frère de roche, qu'il « saute » rarement comme lui, dans le filet, et qu'on le saisit plus aisément, sans qu'il vous file entre les doigts, d'un robuste coup de queue. Mais ce manque de combativité peut précisément résulter d'un état temporaire de la bête.

Quoi qu'il en puisse être, nous savons maintenant comment se présente le bouquet blond, à quelle époque on le rencontre et sur quels points du littoral on peut le trouver. Il ne reste plus qu'à l'y pêcher.

Cette fois, l'opération sera bien plus facile que pour le bouquet de roche. Celui-ci, on le verra, se chasse au grand filet, à l'épuisette — parfois à l'épuisette boëttée, — à la nasse, quand ce n'est pas à là main. Le bouquet de sable, lui, se captera presque à l'aveuglette, de la même manière que la crevette grise.

L'arme, d'abord, sera fatalement constituée par le grand havenet, triangulaire ou semi-circulaire. N'importe quel pousseux, truble, bourraque ou chevrette fera très bien l'affaire, même s'il est de dimensions assez réduites. On peut ici, en effet, user d'un peigne ou râteau de 50 à 60 centimètres de large au lieu de l'envergure classique de 1m,20 à 1m,30 : le bouquet de sable se trouve dans un emplacement des plus restreints, l'estuaire d'un ru étant autrement moins vaste, on s'en doute, que celui de la Gironde.

Le lieu de pêche, l'endroit même où le ru se perd dans la mer, devra être repéré à l'avance et choisi à proximité d'une zone rocheuse riche en algues, donc en crustacés, 500 à 600 mètres au maximum. L'expérience m'a appris que les coins les plus favorables étaient ceux où surnagent des touffes de varech blond, ballottées par le flot : à mer descendante, c'est presque toujours sur ces touffettes que se cache le bouquet de sable, qui s'y abritera un peu à la manière de l'autruche (car un abri qui dérive n'est plus un abri). Mais, si l'on a judicieusement déterminé son secteur à pêcher et qu'on puisse l'attaquer avant retrait total des eaux, on y fera généralement de plus substantielles collectes, en eau vive.

Quant à la méthode de pêche, on se contentera de tirer son trait en poussant le filet devant soi, non plus au petit bonheur, comme pour la grise, mais en épousant soigneusement les contours de l'estuaire, afin d'en dénicher le bouquet. Ce n'est qu'une fois effectué ce travail de prise de possession du terrain que le pêcheur pourra se risquer à battre le flot en zigzag ou à y tirer des traits en diagonale.

Mais rien n'est plus aléatoire qu'une pêche au bouquet blond. Si, au bout de quatre ou cinq relèves du filet, on n'a pas constaté la présence d'un seul bouquet de ru, on aura intérêt à abandonner le lieu de pêche pour en gagner aussitôt un autre de même nature. Il arrive en effet que, sur trois ou quatre estuaires assez rapprochés, un seul fourmillera de bouquets aux « ouïes » vertes — bien malin qui pourrait dire pourquoi. On observera d'ailleurs que, sur les grèves qui jouxtent les plateaux rocheux, les rus de sable sont assez nombreux et, de la mi-avril à la mi-mai, quelquefois jusqu'en juin, un amateur obstiné parviendra ainsi à réaliser d'abondantes pêches de bouquet blond.

Le seul inconvénient de cette pêche, c'est qu'elle exige une attention soutenue au moment du tri de la levée. S'agissant en effet d'estuaires de cette sorte, le filet ramassera inévitablement des multitudes de débris qui s'agglutinent dans la poche du pousseux et au creux desquels le bouquet aura tôt fait de se dissimuler. On devra également se presser de rejeter à l'eau les nombreux crabes rouges, verts ou jaunes qui traînent toujours en de tels lieux, à l'affût des particules organiques provenant du littoral, mais on pourra, surtout si la pêche ne s'annonce pas particulièrement florissante, ne point faire fi des crevettes grises qu'on ne manquera pas d'y trouver. À la mer, il ne faut jamais abandonner la proie pour l'ombre, bien sûr, ni chasser deux lièvres à la fois. Mais mieux vaut aussi n'en point revenir bredouille. À vous de choisir entre ces vérités contradictoires — comme toutes les vérités dès qu'on les juxtapose.

J'en aurais déjà fini avec cette étude assez particulière du bouquet blond si je n'avais omis de vous dire que le bouquet de ru se pêche généralement en période de morte-eau, et bien entendu en fin de reflux. En tenant compte de toutes les précisions ci-dessus groupées, les dates propices pour les deux mois en cause s'inscrivent donc du vendredi saint au lundi pascal (bien que ce soit un peu tôt — tant pis pour les vacanciers de Pâques !), du 23 au 26 avril, mais surtout du 6 au 9 et du 23 au 25 mai. Rien n'interdit cependant aux amateurs de tenter leur chance aux environs des nouvelle et pleine lunes des mêmes mois, à condition toutefois de ne choisir que des estuaires de rus découvrant au moins deux heures avant la basse mer — je doute pourtant du succès en raison de la rapidité accrue du retrait des eaux.

La saveur du bouquet blond vaut celle de la crevette rouge. Dans les temps ainsi déterminés, au moins, la chair de ce crustacé demeure un peu plus fade : il conviendra d'épicer le court-bouillon, et surtout de le saler davantage.

Maurice-Ch. RENARD.

Le Chasseur Français N°638 Avril 1950 Page 217