Cousin germain de l'orgue, comme « instrument à
clavier », selon l'expression du XVIIIe siècle, le clavecin n'a
de commun que les cordes avec le piano. Ce dernier connaît le marteau brutal, lui
la finesse du « pincement ».
L'histoire musicale présente trois grandes périodes
d'instruments à corde avec clavier, mais il y a dans chacune un décalage de
cinquante ans entre l'apogée des facteurs et l'épanouissement des compositeurs.
Les premiers clavecins, ou épinettes modernisées, paraissent
entre 1450 et 1525, tandis que leur musique spécifique ne voit son
épanouissement qu'entre 1530 et 1580. La seconde impulsion des instruments est
de 1580-1600 et sa plénitude musicale entre 1620 et 1690. La troisième
évolution est celle des perfectionnements majeurs, entre 1670 et 1710 pour les
instruments, et 1710-1745 pour les partitions.
Cinq grands compositeurs illustrent cet instrument digne des
dieux.
XVe et XVIe siècle.
— C'est l'âge de la Renaissance, et le clavecin
balbutie. L'identité de composition et celle de tablature sont absolues. Le
compositeur ne connaît que la musique pour clavier. Peu lui importe que ce soit
à cordes ou à air, clavecin ou orgue. C'est également le même artiste qui joue
des deux instruments, car ils exigent un doigté identique, une même technique
de la substitution. L'usage est mondain ou religieux. La spécialisation ne
viendra qu'avec la danse.
XVIIe siècle.
— Sous l'influence prépondérante du facteur Ruckers,
les claviers pour cordes se personnifient. L'orgue se garde pour l'église, le
clavecin pour le salon. Son style aussi se précise en musique et évolue vers
l'autonomie. Des grands noms paraissent : Bull et Byrd en Angleterre,
Sweelinck aux Pays-Bas, Foberger en Allemagne, et surtout Louis Couperin. Cependant
la diagnose formelle est que leurs compositions ne sont pas internationales et
ne dépassent pas leurs pays respectifs.
L'évolution va durer cent trente ans, entre 1580 et 1710.
Mais elle est coupée en deux cycles par l'année 1650. Avant, ce sont les
créateurs ; après, les disciples. L'évolution se caractérise par le
passage des « fantaisies » aux « fugues », à travers le capriccio.
Enfin paraît la variation, qui est la broderie de couplets sur un même thème.
Dans la seconde période, la musique spéciale pour clavecin
s'affirme et se libère des musiques vocale et organistique. La cause en est
l'avènement du protestantisme, et l'orgue profane devient un instrument d'apologétisme
religieux.
XVIIIe siècle.
— C'est la réunion des dieux, et cinq noms gigantesques
vont tout éclipser : Couperin, Rameau, Bach, Haendel, Scarlatti. Entre
Couperin neveu en 1698 et Scarlatti en 1750, les compositions musicales
représenteront la production géante de mille opus, et il faudra attendre une
douzaine d'années pour les voir éditer en quarante ans.
Enfin le clavecin n'adoptera jamais la sonate à architecture
en triple structure et deux thèmes. Il reste fidèle à la suite au moment ou
s'équilibre la polyphonie et l'homophonie préludant à la victoire de
l'harmonie.
Couperin est le grand défricheur, le pionnier-maître, et
fils de Charles et neveu de Louis; il a deux filles, l'une organiste d'abbaye
et l'autre claveciniste des Enfants de France. Il fuit la facilité, possède un
style réaliste, il réserve une place majeure à l'arpège. Son unité se manifeste
par traits et pièces pittoresques et la permanence de la mélodie:
Rameau, en quarante ans, ne donnera que 60 pages, mais sa
littérature a une écriture de grande envolée. Ses modulations traversent la
polyphonie. Il recherche la grâce, en évitant le charme. C'est un puriste
maniant la flamme, car il est meilleur organisateur qu'improvisateur.
Bach sera le « serviteur zélé du clavecin ». Sa
musique ne sera pas descriptive. Il emprunte aux Italiens le prélude et la
fugue, aux Allemands la fièvre des toccates et aux Anglais la tradition. Il est
à la fois virtuose et professeur. Son œuvre est celle d'un Titan par la
qualité, la quantité et l'ampleur. C'est lui qui impose la coupure définitive
entre les musiques d'orgue et de clavecin. Il est l'organisateur de la forme et
un équilibriste du contrepoint.
Haendel s'oppose à Bach ; au lieu de lire, il écoute.
Bach touche le cœur, Haendel la pensée. Il crée, mais ne pastiche pas, bien que
très marqué par des réminiscences italiennes.
Scarlatti bouleverse la tradition. Il prépare la voie à la
sonate, mais celle-ci sera pour le forte-piano. Il adopte le mouvement binaire
en forme de danse. Il a peu d'ornements et tend à l'élégance plus qu'à la
profondeur. Il est brillant et imprévu.
XIXe siècle.
— Après l'apogée de 1760, la matière est épuisée,
surtout en suite et fugue. La sonate est en vogue et elle ne sera jamais
adoptée par les clavecinistes. Mieux, Karl Bach, second fils de Jean-Sébastien,
sonnera son déclin, avec la sonate à division ternaire, pendant que son autre
frère, Jean-Chrétien, annoncera Mozart. La rigidité du contrepoint cède à un
style plus aimable, élégant et raffiné.
Vers 1770, plus aucun grand nom n'ensoleille le
clavecin : Gluck, Beethoven, Schubert, Schumann l'ignorent.
Au XIXe siècle, c'est l'éclipse totale. Mais les
débordements du romantisme portent en eux les germes d'une réaction. Une
esthétique sonore va naître et elle est identique à celle des clavecinistes.
Rubinstein va s'élever en 1900 contre le fait de jouer au
piano ce qui a été conçu pour le clavecin. Puis en 1911 paraît la grande
artiste et musicienne Wanda Landovska, et Pleyel et Gaveau recommencent à
reconstruire des clavecins.
Après cent cinquante ans de romantisme, les règles musicales
reviennent, celle de la sonorité au court prolongement, mate dans les tutti, et
aux effets chauds de bourdonnements et de stridulations métalliques.
Seul le clavecin est susceptible d'expressions délicates,
avec la finesse des demi-teintes, les arpègements légers et fluides
s'évanouissant comme des rêves et des bruissements mystérieux.
Il est le « creuset prestigieux de l'ampleur
majestueuse des arpèges ruisselants d'air ».
Janine CACCIAGUERRA.
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