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Le pain bénit

Avant la dernière guerre, dans maintes paroisses de campagne, on pouvait voir, le dimanche et les jours de fêtes carillonnées, le bedeau, ou « sacriste », l'air grave, un grand panier au poing, distribuer aux fidèles les morceaux du pain bénit par le prêtre. Puis, le saint sacrifice achevé, le digne homme s'en allait guilleret porter le chanteau — c'est-à-dire un fragment de miche ou une brioche — chez la personne qui devait « rendre » le pain bénit la prochaine fois. La commission lui rapportait une bolée de cidre ou un verre de vin, ce qui n'était point pour déplaire au chantre du village, dont le gosier, suivant une vieille plaisanterie, est toujours sec. Cet usage charmant a été gravement atteint par les restrictions ; espérons qu'il ressuscitera un jour, car, pendant plusieurs siècles, il a été l'occasion de nombreuses coutumes, dont nous passerons quelques exemples en revue.

En province, autrefois, cet usage revêtait un certain cérémonial. En Normandie, on portait les miches sanctifiées au son des violons — comme on accompagnait une mariée. À maintes reprises, les justices locales intervinrent pour faire cesser cet abus.

À Lyon, les corporations restèrent fidèles aux traditions médiévales. Vers 1615, le touriste Zinzerling note, sur ses tablettes de voyages, les réflexions suivantes : « Les confréries célèbrent leurs fêtes tous les ans, à des jours fixes. Elles portent à l'église de grands pains couleur safranée, arrondis en forme de gâteaux, et placés sur un appareil décoré de divers ornements ; en tête du cortège marchent des joueurs de flûte et des violons. Ces pains sont bénits par un prêtre, ainsi que d'autres, plus petits, apportés par chaque individu en particulier, et, lorsqu'on est de retour à la maison, on les distribue par fragments. »

Les gentilshommes campagnards exigeaient que ces eulogies leur fussent présentées suivant un protocole rigoureux, ce qui amenait parfois quelque dispute ; on dégainait même les épées, afin de s'assurer en premier une portion de la boule ! Un excellent curé du Blésois, celui de la Fontenelle, avait trouvé un moyen d'éviter des désordres dans son église. Il avait ordonné aux marguilliers de poser sur une tablette les morceaux de pain bénit destinés aux seigneurs, « afin qu'ils en puissent prendre, sans préjudice de leurs droits ».

Dans les villes, les hauts fonctionnaires du roi attachaient un grand prix à la distribution hiérarchique de ces hochets. Claude Sullot, procureur au Parlement de Bourgogne, écrivait, en 1613, la note suivante sur son livre de raison encore inédit : « Le dimanche vingt septiesme jour dudit mois de janvier, le sieur Le Grand, gouverneur en ce pais, offrit le pain bénit en l'église ; sur ledit pain estoient mises douze petites banderoles de taffetas bleu, auxquelles estoient peintes les armoiries dudit seigneur. »

Les serviteurs de la paroisse tiraient souvent un profit quelque peu éhonté de cette pieuse pratique. Ils mettaient dans la distribution des parts un esprit de lucre et de rapacité fort peu conforme à celui de l'Évangile. À la fin du XVIIe siècle, le prieur de Sennely, en Sologne, s'en plaignait amèrement. Ses fabriciens touchaient, chaque année, un certain nombre de gerbes de blé offertes par de généreux cultivateurs ; en remerciement, les bedeaux leur offraient, à la messe, de gros chanteaux bien épais. Aussi, fort sagement, le curé prit-il des mesures destinées à assurer une équitable répartition des eulogies.

Les poètes satiriques n'ont point manqué non plus de décocher quelques traits acérés aux employés d'église qui trafiquaient sans vergogne de leur charge. Jacques Carpentier de Marigny, en 1673, exerça sa verve, fort caustique, contre ceux de saint Paul de Paris :

    Il faut que la bedaine
    des ventres bénis de bedeaux,
    le dimanche en soit toute pleine,
    et que du reste des morceaux
    ils se saoulent comme pourceaux ...

En quelques vers cinglants et truculents, il stigmatise l'un d'eux :

    Il s'étoit saisi des chanteaux
    de cinq ou six pains des plus beaux,
    que l'on vit, porter a l'offrande ;
    il en avait dès le matin
    plus mangé qu'un Anglais matin
    ne pourroit avaler de viande.

    Cette grande repletion
    qui l'auroit conduit dans la bière,
    si l'on ne fût venu soudain ...

lui administrer un remède cher aux apothicaires de Molière ! Ce personnage peu honnête volait effrontément les paroissiens :

    Ce gueux fait cent friponneries,
    aux yeux des petits marguilllers ;
    il escroque des pains entiers
    et les revend aux confréries
    le quart de ce qu'ils ont coûté.

    La pauvre confraternité,
    qui cependant n'est pas contente
    de ce trafic à juste prix,
    n'a que des pains bénits rassis
    et des offrandes de revente ...

Les archives judiciaires conservent encore d'innombrables pièces de procès relatifs à la distribution du pain bénit ; certains sont de dignes pendants du fameux Lutrin de Boileau. Beaucoup de familles, eu égard aux prix de revient, se faisaient tirer l'oreille pour aller chez le boulanger commander un nombre parfois respectable de miches, mais, dans bien des cas, bourgeois ou artisans étaient très fiers de cet honneur et le soir, à la veillée, à la pâle clarté d'une chandelle, d'une grosse écriture malhabile, ils écrivaient sur leur livre de raison que tel jour ils avaient « rendu » cette offrande à leur église.

À la fin du XVIIIe siècle, Louis-Sébastien Mercier, en quelques lignes empreintes d'un esprit fort voltairien, nous trace le croquis de cette cérémonie à Paris : « Les paroissiens riches sont réservés pour les fêtes solennelles. Alors ils mettent une sorte d'ostentation à se montrer généreux et magnifiques. Ils posent leurs armes sur de gros pains bénits, ils étalent leurs cordons fastueux devant les chantres et les acolytes. La large pièce frappe le bassin d'argent et retentit à l'oreille des spectateurs émerveillés. Le curé et les marguilliers s'inclinent ; les Suisses, en gants blancs, les précèdent, des flambeaux de cire éclairent la pompe du spectacle. Ils ont dépensé 50 louis pour ces pieuses futilités. Qu'en résulte-t-il ? Les bedeaux, distributeurs discrets de ces fragments consacrés, auront de quoi tremper leur soupe pendant huit jours et pourront manger leur potage au pain bénit. »

Quelques années plus tard, en pleine Terreur, les bons sans-culottes de Landerneau, en Bretagne, reprirent les théories de l'auteur du Tableau de Paris, ils étudièrent fort gravement cette importante question et déclarèrent : « Le pain bénit, dont l'institution a pour but de rappeler aux hommes la fraternité, pourquoi le partager en tranches inégales, pour l'accepter tantôt en brioches, tantôt en pâte ferme, suivant l'état de la fortune du donateur ? »

L'effroyable disette qui sévit en 1793 se chargea de répondre à cette question devenue, par le fait même, fort oiseuse ; on interdit la pâtisserie, et les miches sanctifiées par la main du prêtre furent dès lors inconnues. Le début du XIXe siècle ramena cet usage, et dans toutes nos provinces les sacristes reprirent en main le panier traditionnel et le couteau spécial.

C'est peut-être en Normandie que nous pouvons noter les coutumes les plus curieuses. En 1432, une lettre de rémission nous fait assister à une scène tragique. Une femme de Saint-Georges de Boscherville, non loin de Rouen, avait offert le pain bénit à sa paroisse. Des danses avaient terminé la fête, mais un certain Pierre Le Noir, ménétrier, ayant refusé de jouer sur sa bombarde un air à la mode, une rixe éclata au cours de laquelle il fut tué.

Au début du XVIIIe siècle, le sieur de Moléon, dans ses Voyages liturgiques, note qu'à Rouen « les dimanches on mange dans l'église le pain bénit comme supplément de la communion, et on en porte quelques petits morceaux en eulogie à la maison pour ceux qui n'ont pu assister à la messe. Il est ordonné dans le Rituel et dans le Missel que le pain bénit sera distribué par des ecclésiastiques et non par des laïques, encore moins par des femmes ».

Dans l'Orne, il n'y a pas encore bien longtemps, si nous en croyons l'érudit abbé Tabourier, le pain bénit était abondamment salé, et même poivré. Dans les campagnes, les riches fermiers offraient parfois une belle motte de beurre, afin d'améliorer la miche. Les enfants de chœur ne s'y trompaient point et, à sa seule vue, s'écriaient joyeusement : « C'est du beurre ! » La forme la plus commune était celle d'une grande galette soit ronde, soit oblongue, dentelée sur ses bords et parée au milieu d'une croix, d'un cœur ou d'une branche de fleurs dessinée sur la croûte. Vers 1930, quelques boulangers façonnaient aussi le pain bénit ordinaire en couronnes superposées pour lui donner l'air de brioches offertes par les paroissiens cossus.

Dans la seconde moitié du siècle dernier, les Normands des vallées de la Bresle ou de l'Yères mettaient un point d'honneur à présenter au curé un énorme pain bénit de 8 à 10 kilogrammes. Il était précédé d'une jeune fille portant un cierge à la main. Arrivée devant le prêtre, elle recevait dévotement le baiser de paix, elle remettait une pièce de monnaie dans un bassin brandi par un « clergeau », puis allait ficher sa chandelle devant l'image de la sainte Vierge.

Dans plusieurs localités de l'Eure, quelques femmes avaient des bougies ; c'étaient les éclaireuses.

Enfin, dans le riche pays de Caux, des églises possédaient des brancards spéciaux dotés d'un rouage pour faire tourner des plateaux. Le pain bénit y était disposé en pyramides, orné de fleurs et de lumières, et une manivelle habilement manœuvrée permettait de produire des jeux de couleurs. Le musée du vieux Honfleur possède un de ces instruments fort curieux.

De nos jours, cette pieuse tradition tombe de plus en plus dans l'oubli. Seuls les textes anciens nous en font revivre les fastes et nous en dévoilent les petits côtés fréquemment amusants.

Roger VAULTIER.

Le Chasseur Français N°638 Avril 1950 Page 253