Il y a quelques mois, je rencontrais en ville un de mes
anciens compagnons de pêche actuellement ingénieur des mines dans le Nord-Est
de la France. Après les congratulations d'usage, je l'interrogeai :
— Eh bien ! est-ce-que tu pêches toujours ?
— Bien sûr ; crois-tu donc que le goût m'en soit
passé ?
— Mais, repris-je, je croyais que dans ton Nord, au
pays du charbon, des corons, des crassiers et de la fumée, les rivières
n'étaient guère poissonneuses.
— C'est exact en partie ; aussi, je ne pêche que
peu en rivière, mais bien dans un de nos grands canaux, affecté à la
navigation.
— Ah ?... et que peux-tu bien y prendre dans ce
canal ?
— Mais ... de tout ce que nous prenions dans la
Loire, sauf, bien entendu, de l'ombre, du saumon et de la truite. J'y prends
l'anguille, la brème, le brochet, la carpe, le chevesne, le gardon, le hotu, le
rotangle, la fritaille ...
— N'en jette plus, cela suffit et, à présent, je ne
m'étonne plus que l'amour de la pêche ait survécu chez toi.
— Oui, et c'est souvent que le panier est plein ;
la grosse affaire, vois-tu, c'est de savoir où se tient le poisson dans ce
milieu d'aspect uniforme ; j'y suis parvenu.
Vous n'ignorez pas, sans doute, que, mises à part leurs
dimensions, les canaux navigables, les plus poissonneux, se ressemblent tous.
Deux berges parallèles, occupées par des chemins ; une paroi verticale,
puis une sorte d'escalier, de banquette immergée à un mètre environ de
profondeur, ensuite un talus penté à 45° et enfin, au centre, le chenal, partie
la plus profonde, à sol généralement plat et plus ou moins vaseux. D'un côté se
trouve le chemin de halage, où circulent les chevaux ou les tracteurs qui
tirent les chalands ou péniches ; de l'autre, celui de contre-halage, où
le trafic est beaucoup moins intense.
Du côté halage, peu ou pas de végétation, détruite qu'elle
est par le raclage continuel des chaînes ou des câbles qui unissent tracteurs
et bateaux ; un peu d'herbe rase sur la berge, et c'est tout. Là, c'est le
bruit, le remuement, la vie, une circulation et une agitation presque continuelles.
On comprend que ne peuvent s'y tenir que des poissons peu farouches. C'est
l'endroit favori des ablettes, des petits chevesnes, gardonnets, goujons et
petits hotus. Ces bandes sont attirées là par le brassage très fréquent des
fonds, le soulèvement de la vase, l'effritement de la terre gazonnée de la
berge, produits par le passage des bateaux. Une multitude de larves,
d'insectes, de vers sont à tout moment remués, déplacés, précipités à l'eau, et
ces poissons profitent de l'aubaine ... le pêcheur aussi. Il pêche du
chemin de halage, à la ligne flottante, se retire en arrière au passage des
convois et revient aussitôt après. Pas besoin d'amorcer. Il pêche l'ablette à
l'asticot, le goujon et le hotu au petit ver rouge, le petit gardon à la
graine, le chevesne au ver d'eau, et, si le temps est propice, il obtient
souvent d'excellents rendements.
Sur l'autre rive, la pêche diffère. Là est le règne de la
paix et de la tranquillité. En maints endroits a poussé sur la banquette une
abondante végétation aquatique. Cet inextricable fouillis est le lieu de refuge
de l'anguille, de la carpe, du gros gardon et d'innombrables alevins, car c'est
là que se fait le frai. Au pied du talus, dans le chenal, se tiennent la tanche
et les bandes de hotus.
L'abondance des proies attire la perche et aussi le brochet.
Le pêcheur de belles pièces y établit son quartier général et, s'il est
nécessaire, ne manque pas de se ménager des places en coupant au ras de l'eau
roseaux, scirpes, joncs, iris d'eau, et enlève la vase et les mousses du fond
avec un long râteau. Il amorce au pied même du talus où la circulation du
poisson est la plus intense.
Il prendra la carpe au gros ver, à la fève, à la pâte, à la
pomme de terre ; le chevesne au ver d'eau, aux insectes ; le gardon
au blé cuit, à la graine ; la brème à l'asticot, au ver de vase ; la
tanche au ver rouge, sur le fond. Il péchera la perche au ver de terreau, aux
cherfaix, à la petite bête ; le brochet au vif ou au lancer des appâts
artificiels, etc.
Mais il y a aussi, en canal, d'autres bons endroits que ceux
que nous venons de citer ; le voisinage des écluses en est un. Ces écluses
ne sont jamais complètement étanches ; l'eau suinte par leurs fentes,
produit un léger courant et de petits remous, le liquide ambiant y est donc
plus frais, plus oxygéné, et cela attire de nombreux poissons.
Et puis ces écluses sont souvent ouvertes et, alors, le
brassage de l'eau y est complet ; le courant s'y établit comme sur une
rivière, et cela est très favorable à la venue du poisson. Il existe aussi, de
distance en distance, des parties élargies, des bassins où viennent tourner les
bateaux ; de belles pièces y affluent. Enfin, à l'intérieur des localités
importantes traversées par le canal sont les ports de déchargement avec leurs
quais d'embarquement ou de débarquement. Là où se déchargent les sables et
graviers destinés à la reconstruction pullulent les goujons et petits poissons.
Aux endroits où se fait la manutention des grains, drêches, farines, etc., la brème,
la carpe, le gros gardon accourent. La tanche et l'anguille se tiennent dans
les encoignures vaseuses et tranquilles, tous poissons aux débouchés des
canalisations urbaines, y compris le brochet et la perche, voraces toujours aux
aguets.
On voit par là combien un grand canal peut être poissonneux.
Cela est si vrai que, dans plusieurs d'entre eux, des longueurs importantes ont
été amodiées à de puissantes sociétés de pêcheurs à la ligne. La surveillance y
est rigoureuse, le braconnage traqué. On y effectue périodiquement des
repeuplements, on protège les frayères, et d'excellents résultats ont été
obtenus.
Voilà ce qu'est la pêche en canal, aussi ne vous désolez
point si les nécessités de l'existence vous obligent à quitter un pays de
rivières pour vous amener dans une région à canaux. Vous pourrez y continuer à
exercer votre art, souvent plus fructueusement que dans la contrée que vous
habitiez auparavant.
R. PORTIER.
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