Il est vite dit qu'une usine pollue une rivière : la
clameur publique est prompte ; encore faut-il en constituer une ou plusieurs
preuves qui puissent être admises par l'Administration et les tribunaux, et
ceux-ci ne se contentent pas de racontars ; une affaire en justice ne
saurait s'engager à la légère.
C'est aux agents chargés de la police de la pêche qu'il
importe de rapporter tous les faits par lesquels les produits déversés sont
déterminés comme nocifs au poisson et par lesquels on peut déterminer l'acteur
du délit ; la simple apparence ne suffit pas, et une jurisprudence
constante abandonne les poursuites basées par exemple sur de simples produits
résiduels colorés sans autre preuve de danger pour les poissons.
Les produits nocifs doivent pouvoir être attribués sans erreur
possible à telle usine et non à telle autre voisine. La mortalité n'est même
pas nécessaire si le déversement est tel que le poisson soit rendu malade, « enivré »
comme dit la loi de 1829. Un des moyens offerts aux agents verbalisateurs est
évidemment le constat de poissons morts gisant sur les rives et le fond de la
rivière, et que l'on a vus virer à l'effluent de l'usine, et le constat
simultané de l'absence de poissons morts en amont.
Un autre moyen consiste dans le prélèvement à l'effluent de
l'usine d'échantillons qui seront envoyés à l'analyse dans un laboratoire
officiel. Les instructions aux gardes-pêches prévoient la prise, en présence ou
non de l'industriel, de neuf bouteilles d'eau : 3 à 30 mètres en amont de
l'usine, 3 à l'effluent de l'usine et 3 à 30 mètres en aval de l'usine. Un
échantillon de chacun de ces trois points choisis est remis à l'usinier, une
autre série de 3 est déposée au greffe, et la troisième série est adressée au
laboratoire de chimie de la Station d'hydrobiologie appliquée, 14, avenue
Saint-Mandé, Paris (12e). Malheureusement, l'analyse chimique donne
souvent des résultats décevants. Tout d'abord, la prise d'échantillons a lieu
trop tard ; ces échantillons ne contiennent déjà plus de produits nocifs.
Ensuite l'analyse d'échantillons n'a lieu que plusieurs jours après la prise,
et bien souvent des réactions internes (en cas de produits organiques) faussent
les résultats de l'analyse. Enfin et surtout, sauf aux cas extrêmes, il peut
toujours y avoir contestations entre experts chimistes, ne serait-ce que pour
la détermination, la dilution limite et la dilution maxima mortelle du produit
déversé.
La dilution minima mortelle est la plus faible dose capable
de faire mourir le poisson observé pendant une heure au plus. La dilution
limite est la plus grande dose que le poisson peut supporter pendant une heure
sans être incommodé ; cette dilution limite varie suivant les auteurs du
simple au triple. C'est ainsi que, pour l'ammoniaque, Steinman n'admet que 5
milligrammes par litre, alors que Kreitman va jusqu'à 17 milligrammes par
litre. Pour l'hydrogène sulfuré, cette dilution limite est de 0mgr,2
par litre pour Léger et de 1 milligramme par litre pour Weigelt. Comme, d'autre
part, la quantité de produit nocif contenue dans un litre de l'effluent peut
être considérée plus ou moins diluée selon le débit de la rivière, il y a de
belles discussions en perspective entre avocats et experts des parties adverses
qui laisseront le juge bien incertain. Ces discussions, la méthode biologique
permet de les éviter.
La méthode biologique élémentaire consiste à immerger à
l'effluent de l'usine un vivier (nasse fermée, cage) contenant quelques
poissons vivants et, montre en main, à étudier leur comportement. Si, au bout
de quelques minutes, les poissons se mettent sur le flanc et meurent, alors que
les poissons placés dans le vivier témoin en amont résistent, la preuve est
formelle. Ce procédé simple et de pur bon sens est irréfutable. Je me rappelle
de telle audience où un éminent professeur de chimie d'une de nos plus grandes
écoles avait, formules en main, démontré la bénignité des eaux résiduaires de
son client ; il me suffit alors de dire que les gardons placés en vivier
et devant témoins à quelques mètres de l’effluent de l'usine étaient morts en
quelques minutes, pour entraîner la conviction du juge.
Mais cette méthode élémentaire n'est pas toujours possible,
surtout dans le cas de pollution accidentelle ou clandestine. C'est alors que
peut intervenir, et dans tous les cas avec plein succès, la méthode biologique
basée sur l'étude de la petite faune et de la flore de la rivière. La petite
faune de larves, d'insectes, de mollusques, de crustacés, de vers ne peut guère
se déplacer et est à peu près fixée au fond de la rivière tout comme la flore,
et les déversements nocifs quels qu'ils soient, même accidentels, même
clandestins, même très rapides, inscrivent leurs méfaits sur elles. Un
biologiste averti pourra donc, par examen comparatif de la faune et de la flore
en amont et en aval du lieu soupçonné, retrouver les dégâts, même s'ils sont
passés inaperçus et s'ils ne se sont pas accompagnés de mortalité visible de
poissons.
Et, comme flore et faune se reconstituent très lentement,
c'est un, deux ou trois mois après la pollution que l'œil du spécialiste saura
déceler les dégâts sur le fond de la rivière.
Tel est l'essentiel de la méthode biologique de détection
des pollutions, qui a les avantages ci-dessous :
1° Ses résultats sont incontestables.
2° Elle peut être employée des jours et des semaines après
les lâchers nocifs de l'usine.
3° Tous les lâchers, même clandestins, peuvent être décelés.
4° Enfin, la méthode biologique permet le calcul rationnel
des dommages-intérêts que le pollueur doit aux détenteurs du droit de pêche.
Elle a l'inconvénient d'exiger l'intervention d'un
spécialiste. Nous examinerons la prochaine fois l'estimation des
dommages-intérêts par la méthode biologique, qui permet d'évaluer de façon
rationnelle et certaine les dégâts causés par la pollution et d'éviter les
évaluations « à vue d'œil » qui malheureusement donnent aux
industriels l'impression de subir de la part de certaines sociétés de pêche une
sorte de « chantage à la pollution ». Or, en la matière surtout, rien
ne vaut une méthode équitable et rationnelle.
DELAPRADE.
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