N'aimeriez-vous pas savoir comment le poisson se comporte
avec la mouche ? Je veux dire connaître les mobiles, les raisons de ce
comportement ; être sûr que le poisson prend bien la mouche pour un
insecte, par exemple ?... Nous savons tous, certes, que le poisson prend
la mouche assez souvent, heureusement ; que, d'autres fois, il se contente
de venir jusqu'à elle, tourner autour, puis de s'en aller indifférent, enfin
que trop souvent, hélas ! la mouche est un objet de répulsion.
Ces différences dans le comportement sont-elles dues à
l'instinct, à l'intelligence, à la mémoire ? Tout, en effet, semble nous
inviter à le croire, enclins que nous sommes à attribuer aux animaux nos
propres sentiments. Il est vrai qu'il n'est pas toujours facile de voir que les
choses se passent, en réalité, autrement.
Le pêcheur qui veut savoir le pourquoi regarde de plus en
plus attentivement. Il note tout au long de sa carrière les faits observés, les
rassemble, les classe, les compare, espérant qu'un jour la lumière se fera.
Mais l'expérience en la matière ne passera science que grâce aux travaux
scientifiques des naturalistes sur le sujet. Sans doute les philosophes, les
naturalistes même ont été d'opinions différentes, mais aujourd'hui la science
semble avoir dépouillé ce sujet de tout sentimentalisme.
Méditons ensemble, dans cet esprit, sur quelques petites
observations que tout pêcheur peut avoir faites.
Si nous lançons notre mouche sèche en eau calme et que nous
la laissions immobile, elle sera rarement prise. Si nous faisons vibrer la
mouche légèrement en surface, en répétant le lancer plusieurs fois au même
endroit, elle peut être prise.
Si nous renouvelons la manœuvre, nous pourrons le faire avec
succès encore deux ou trois fois, après quoi le chevesne ne répond plus à notre
appel, la mouche est dédaignée et peut même faire fuir le poisson si on
insiste.
Dans les courants, pêche up stream, la mouche est
prise presque toujours au début du parcours, sitôt posée. Deux cas sont à envisager :
y a-t-il éclosion ou non ?
S'il y a éclosion et si le poisson est en gobage, il est en
état d'alerte, il est déjà excité ; la mouche risque d'être prise
facilement, plusieurs fois, longtemps parfois sur la même place. Dans ce cas complexe,
le comportement du poisson n'est pas simple, évitons pour l’instant de porter un
jugement prématuré.
S'il n'y a pas éclosion, le poisson peut être en attente au
fond ou entre deux eaux. La mouche cependant peut être prise au premier coup. Quand
il s'agit de poisson en gobage, les pêcheurs répètent que le premier lancer a
une chance sur trois de réussir, le second une sur dix et le troisième une sur
trente. La réalité est différente quand il s'agit de poisson invisible, quand
on pêche au sens de l'eau. Sur une bonne place, un coup assez lisse, qui permette
de voir, nous pourrons observer que le processus général est, à peu près, le
suivant :
Au premier lancer, lorsque la mouche arrive au-dessus des
poissons, elle est prise sans hésitation et le poisson ferré. Au second, au
troisième, au ne lancer, nouvelle belle touche réussie. Puis,
toujours sans bouger de place, il arrive plus ou moins vite un moment où l'on
constate que le poisson ne prend plus la mouche. Il monte encore cependant un
certain temps à la mouche, mais fait demi-tour brusquement dans un remous, un « rond »
magnifique, et c'est un raté. Le même fait se reproduit, si vous insistez, pour
enfin cesser : vous ne voyez plus ni touche, ni « monter court ».
Le pêcheur averti n'a pas attendu ce dernier état ; dès les premiers « monters
courts », il a repris sa marche en amont ; si le coup est grand, il lui
a suffi de faire quelques pas pour réussir une nouvelle prise. En ce nouveau
point, le même processus aura lieu. Il s'adresse à de nouveaux poissons qui n'ont
pas encore été excités. C'est là le grand secret de la réussite de la pèche à
la mouche : trouver toujours des poissons reposés, d'où nécessité de
marcher ou de faire des « tours d'horizon » sur place quand, au
milieu de la rivière, on a des poissons partout. Toutes les places non
explorées sont susceptibles d'être bonnes.
Nous n'envisagerons pas d'autres faits : mais comment,
d'après ce que nous savons scientifiquement des autres animaux, pouvons-nous
essayer de trouver une explication à ceux-ci ?
Rappelons-nous simplement l'expérience classique du diapason
vibrant appliqué sur le bord de la toile où l'araignée se tient vers le centre.
L'araignée vient immédiatement. Si on retire le diapason, l'araignée reprend sa
place. On peut renouveler le même résultat avec le même insecte un certain
nombre de fois, puis il demeure immobile ou s'en va dans une direction autre
que celle du diapason. Mais, après un repos, on peut recommencer l'expérience.
Voilà des faits qui nous rappellent étrangement ceux de nos poissons : la
mouche faisant office de diapason, l'eau celui de la toile. Mais, de même que le
savant naturaliste posant la question : « Est-ce que l'araignée a
reconnu que les vibrations n'émanent pas d'une proie ?» répond non,
puisque, après quelques minutes de repos, elle revient au diapason en pure
perte plusieurs fois de suite, nous sommes bien tentés, nous, de dire que le
poisson ne vient pas à la mouche parce qu'il reconnaît une proie, mais parce
qu'elle déclenche en lui un tropisme qui l'attire irrésistiblement vers elle.
Le poisson ne reconnaît pas dans la mouche un leurre, puisque lui aussi, après
un certain temps, remonte à la mouche. J'ai pris cet hiver une truite qui
venait de me casser. Elle a repris ma nouvelle mouche à mon premier lancer
successif à la casse, c'est-à-dire quelques minutes après : le temps de
changer le bas de ligne par un autre tout prêt. J'ai retrouvé ma première
mouche dans sa bouche. Mais il y avait éclosion.
L'observation faite par une journée sans éclosion me semble
plus féconde. Ce qui est vrai en ce cas l'est encore davantage par éclosion où
le phénomène est plus complexe. Le poisson subit non seulement le simple
tropisme de la mouche en mouvement sur l'eau, mais aussi celui de la faim et
peut-être celui de la masse. Une grande éclosion excite plus fortement le
poisson que le passage de quelques insectes.
Généralement, il faut une journée pour retrouver les
poissons reposés. C'est pourquoi j'ai pris l'habitude de ne jamais pêcher le
lendemain sur une place où j'ai fait bonne prise la veille. Mais il doit
m'arriver aussi bien souvent, sans le savoir, de pêcher après les copains ;
ce qui, si je le savais, pourrait me consoler de la bredouille si j'en avais
besoin !
N. B. — Ceci dit d'une façon générale, i1 est nécessaire de
rappeler que « les animaux ne sont pas tous également sensibles aux divers
excitants, que, pour un même excitant, la sensibilité des animaux diffère
grandement d'une espèce à l'autre ». Nous nous en doutions. Certaines
espèces de poissons sont complètement insensibles à la mouche. Parmi celles qui
le sont, il y a des différences dans le comportement. Exemple : la
vandoise est très difficile à prendre au soleil en sèche up stream ;
c'est, au contraire, la méthode la plus meurtrière sur le chevesne : ces
deux poissons sont pourtant très voisins. Nous dirons que leur état
constitutionnel doit être différent, ou plutôt que la vandoise est plus
maligne.
Paul CARRÈRE.
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