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La chasse aux congres et aux murènes

Dans la pêche classique, murènes et congres (1) se prennent dans des nasses et surtout avec des lignes de fond dormantes : un flotteur, une pierre au fond, un hameçon piquant le dos d'un petit poisson, de préférence vivant, et, le lendemain, on a de grandes chances de trouver un congre ou une murène. Neuf chances pour un congre, une pour une murène.

Mais voici un fait qui semble incompréhensible au premier abord : dans la chasse sous-marine, cette proportion est plus qu'inversée. Les murènes se trouvent fort souvent, les congres exceptionnellement. Pourquoi ?

Tout simplement parce que le congre est un animal essentiellement nocturne et que les chasseurs ne plongent pas la nuit.

C'est fort rarement que l'on rencontre des murènes en pleine eau — sauf en Corse, où elles pullulent dans certaines zones. (Ce n'est pas le seul poisson dont les mœurs corses diffèrent des mœurs continentales.) On les trouve presque toujours balançant la tête hors d'une galerie. Et, si la murène n'est pas chez elle, on reconnaît facilement son domicile : un trou en plein roc, bien net, sans algues à l'entour, aux bords légèrement noircis comme par l'usure ; quand on a repéré un de ces trous, on peut lui rendre d'autres visites : on ne tarde pas à trouver le propriétaire chez lui.

La plupart des chasseurs attaquent la murène par côté, dans la nuque ou dans les ouïes, à bout portant. Jamais elle ne sort de son trou pour les attaquer ; jamais non plus elle n'y rentre quand ils approchent ; elle se contente de balancer plus vite sa tête, visiblement excitée ; il n'y a qu'à tirer au moment où la tête, comme la pipe du tir forain, passe devant le fusil.

Mais Jean-Pierre Souquet, le meilleur chasseur de l'Esterel, et qui se passionne à étudier ce qu'il découvre dans la mer, utilise une bien plus sûre méthode. Il approche la murène de face, tout en décrivant avec le bout de son fusil une spirale de plus en plus étroite ; la murène suit ce mouvement avec sa tête ; le chasseur avance encore et, finalement, pointe son fusil en avant. Alors, la murène mord le canon brillant. Aussitôt, une flèche la transperce, parfois jusqu'à la queue.

Quelle que soit la méthode employée pour l'attaquer, une murène doit être immédiatement retirée de son trou. Si l'on hésite quelques instants, la bête blessée se gonfle, s'arc-boute, se noue dans sa galerie. Aucune force ne pourra l'en retirer, car, si le chasseur hale trop fort, s'il prend appui des deux pieds aux rochers, il arrache le plus souvent la flèche de la blessure béante, ou bien il arrache la tête ; mais le corps ne vient pas.

Une troisième tactique évite ce risque de voir la murène se coincer dans son trou : elle a été inventée par le Dr Ojard et n'est pratiquée que dans son petit groupe ; c'est certainement la meilleure.

Tirer la murène perpendiculairement à son corps, en s'arrangeant pour que le harpon, après l'avoir traversée, trouve le rocher : donc, souvent, la prendre du dessus, parfois de côté, selon sa position par rapport au rocher. La tirer d'assez près pour que la flèche rencontrant le roc ne sorte pas entièrement du fusil. Maintenir la flèche coincée entre le rocher et l'arme : la murène ne pourra pas reculer dans sa retraite. Bien mieux, son réflexe sera toujours le même en se sentant prise à cette tige solidement fixée : elle sortira de son trou et s'enroulera sur le harpon comme si elle voulait le tordre. Alors on n'a plus qu'à la sortir de l'eau. Mais cette méthode exige évidemment un souffle puissant pour demeurer sous l'eau un moment après le tir.

Quant aux congres, nous l'avons dit, on ne les rencontre que fort rarement. Les plongeurs qui en ont tiré les ont toujours dénichés en d'obscures retraites.

Si Victor Boffa, un des champions du nouveau sport, en harponne souvent, c'est qu'il use d'une méthode bien personnelle : chassant le plus souvent dans le même rayon, près d'Eza, il connaît la présence de vieux tuyaux sur le fond et en a même placé intentionnellement plusieurs ; de temps en temps, il va leur rendre visite à sa façon : il plonge, atteint le fond, met le bout de son fusil dans le tuyau et, bien dans l'axe, il tire au hasard ; il a de fortes chances d'harponner un congre.

Un autre fait : à la fin de l'occupation, lorsque les Allemands travaillaient à des fortifications côtières, On ne pouvait se baigner que sur certaines plages strictement déterminées. Cela ne faisait pas l'affaire des enragés de la chasse sous-marine, qui devaient se rabattre sur des coins nullement giboyeux. Alors, à Antibes, un chasseur prit fort souvent des congres : c'est que, obligé d'opérer sur la seule plage de la Salis et n'y trouvant pas ses proies favorites, il avait pris l'habitude de retourner les grosses pierres du fond ; et, là dessous, il trouvait des congres qui dormaient, digérant leur goinfrerie nocturne.

De même, le Dr Ojard, de Nice, prend des congres depuis qu'il a observé qu'ils se montrent hors de leur trou si l'on fait du bruit près d'eux, surtout si l'on frappe le rocher du harpon.

— Ces trous de congres sont bien différents, nous dit-il, de ceux des murènes : sous les grosses pierres, sous les blocs de jetées, au ras du sol, sur des galets ou du sable. Les murènes logent, elles, dans des trous suspendus en pleines murailles, en plein rocher. Je fais tinter mon fusil à l'entrée des trous d'ombres ouverts sur le fond ; parfois un congre montre la tête à sa fenêtre, comme un bourgeois furieux d'être dérangé dans son sommeil. Ce n'est pas difficile alors de le tirer. J'ai pris ainsi au port du Gros-de-Gagnes un congre de 12 kilogrammes qui logeait dans un très petit trou, sous 30 ou 40 centimètres d'eau à peine.

Ainsi la chasse sous-marine et l'observation directe des poissons, pour la première fois entrée dans les possibilités journalières de l'homme, confirment ce que nous savions du sommeil diurne des congres.

Mais, fort souvent, cette observation directe infirme au contraire les incertaines données que nous possédions. Ainsi, nous pouvons aujourd'hui, grâce aux chasseurs de poissons, détruire la légende des murènes qui s'attaquent aux hommes et qui, chez les Romains, dévoraient des esclaves jetés en pâture. C'est ce que nous verrons dans un troisième article.

Pierre DE LATIL.

(1) Voir Le Chasseur français de mars 1950.

Le Chasseur Français N°639 Mai 1950 Page 280