Consacrer une chronique à la vulgaire moule, sous le
prétexte de pêche maritime, c'est enfoncer, me dira-t-on, une porte ouverte.
Les moules, on en ramasse n'importe où, sur le bord de n'importe quelle grève :
il suffit de se baisser !
D'accord, si l'amateur se contente de faire collection de
coquilles de nacre vides ou si, celles-ci étant pleines — ou du moins
habitées — il n'a d'autre dessein que de se mettre sous la dent une platée
de « méchante pêquaille » : des moules de dernier ordre, à chair
grise et maigre quand elles ne sont pas rabougries, de médiocre goût quand elles
ne secrètent pas de dangereuses toxines.
Ces coquilles, flottantes, échouées à la lisière des hautes
mers ou abandonnées dans quelque anse par le flux, laissez-les à leur misérable
sort, qui est de pourrir au soleil ou de devenir la facile proie de quelque crabet,
avide de la moindre ordure. Gardez-vous bien d'en encombrer votre panier, et
gardez-vous-en vous-même, conseil d'ami, comme de la peste noire. Nombre
d'empoisonnements attribués aux moules n'ont pas d'autre cause que l'imprudente
consommation d'une moule « perdue ».
La moule est sans contredit le mollusque le plus fréquemment
rencontré sur nos côtes. Même la coque, ou hénon, doit lui céder le pas. Cela
tient évidemment à son extrême rapidité de reproduction. Il n'est pas rare de
tomber ainsi sur des moulières d'une très vaste étendue, non seulement en
largeur, mais en hauteur : j'ai personnellement constaté jadis, sur
certains plateaux marins, des couches de moules entassées sur une profondeur de
près d'un demi-mètre. On peut du reste observer que les moulières du littoral
français, terriblement « travaillées » durant toute l'occupation — et
même bien après — par une population côtière réduite à la portion « incongrue »,
se sont reconstituées déjà ou achèvent de se reconstituer, à une vitesse quasi
atomique.
Est-il nécessaire vraiment de vous présenter la moule,
d'ailleurs fort répandue dans la plupart des mers du globe ? Chacun
connaît ce mollusque à coquille d'un noir brillant, à reflets bleutés ou
brunâtres, qui enferme une chair d'apparence gélatineuse, avant cuisson, entre
deux valves identiques, triangulaires et plus ou moins fortement bombées. Les
naturalistes prétendent qu'il en existe, de par le monde, une bonne centaine
d'espèces.
Dans nos régions, toutes les moules se ressemblent
étonnamment et ne varient guère que par leurs dimensions ou leur saveur. Leurs
dimensions, parce que la moule du Boulonnais — sauf celle d'Équihen —
ne dépasse guère 5 à 6 centimètres, alors que la moule normande atteint souvent
2 à 3 centimètres de plus et la moule bretonne parfois davantage. Je signale
que les moules qu'on pêchait jadis sur les enrochements du canal de Caen à la
mer, surnommées pour cette raison moules du Cordon, dépassaient ces mesures.
Leur saveur offre de plus grandes variations encore. Certaines moules sont
plutôt « farineuses » et de goût assez plat, d'autres d'une finesse
exquise, les moules d'Isigny, de Lion ou de Villerville, par exemple.
Les professionnels de la moule « sauvage » — à
l'exclusion de la moule qu'élèvent dans leurs bouchots les mytiliculteurs de
l'Atlantique — ont la fâcheuse habitude de la pêcher au râteau, quand ce
n'est pas à la fourche. Barques ancrées en morte-eau au-dessus des moulières,
ils ratissent ainsi les moules immergées avec de très longs manches et de
larges peignes pour en emplir leur rafiau à ras bords. Lorsque la marée le
permet, ils n'hésitent même pas à s'aventurer en tombereau jusqu'à la meulière
et chargent leur pêche à la fourche. Ces procédés ont l'avantage de la
rapidité, certes, mais c'est le plus sûr moyen de détruire une meulière en
quelques semaines, et les gardes côtiers ont bien raison de faire à ces
ravageurs la chasse qu'ils méritent.
L'amateur se contentera, plus sagement, de remplir son
panier, et de le faire dans le temps même où les « pros » sans
vergogne entassent des montagnes de moules dans leur « quinze pieds »
ou leur banneau. Le plaisir de la pêche aux moules, c'est justement de
pérégriner sur les fonds rocheux qui conviennent, des fonds à algues vertes, de
préférence, pour y cueillir, pièce à pièce et jamais plus, les plus beaux
échantillons de l'espèce.
La détermination des lieux de pêche n'est jamais fonction de
la hauteur de la marée. Il existe d'excellentes moulières à une assez faible
distance du rivage, alors que d'autres n'émergent qu'aux extrêmes marées de
nouvelle lune : tout dépend du secteur considéré. Mais je crois que les
meilleures moules sont celles qui découvrent chaque jour, comme je prétends
que, pour être pleines et blanches — le fin du fin — les moules
doivent pouvoir prendre à chaque marée contact avec l'air et surtout le soleil.
C'est ce que certains ramasseurs expriment curieusement en affirmant que, pour
être bien gouleyante, la moule a besoin de respir. Tout au long de ma
carrière, (de pêcheur à pied), j'ai toujours observé que les moules les plus
grasses et les plus blanches ne se péchaient le plus souvent qu'en deçà des
limites de morte-eau (ce qui assure leur aération quotidienne) et durant les
mois les plus chauds d'été : juin, juillet, août (donc pendant des périodes
abondamment solarisées).
Je conseille à qui sait apprécier ce savoureux mollusque de
s'inspirer attentivement de ces deux lois de lieu et de temps. Sauf sur
certaines moulières qui font parfois exception à la règle, ainsi celle de Villerville
— je n'ai jamais pu déterminer pourquoi, — les moules d'été sont aussi
dodues et de chair succulente que les moules d'hiver demeurent grises, flasques
et ratatinées, de médiocre goût aussi. Les estivants qui passent leurs vacances
à la mer sont donc assurés de réaliser de fructueuses collectes, si leur
secteur marin comporte des rochers emmoulés.
Mais, je le redis, ces moules seront d'autant plus exquises
qu'on les aura cueillies sur des rochers riches de varech vert, de ce varech
vert qui ressemble à de jeunes laitues chiffonnées. Sur un même point du
littoral envisagé, on constatera en effet de considérables différences de saveur
entre des moules ayant poussé à proximité ou sous des algues vertes et celles
qui se seront développées an milieu des goémons ou des varechs noirs ou bruns.
Telles sont les principales clés du succès pour le pêcheur
de moules. Quant à l'opération de pêche en soi, elle est d'une simplicité biblique,
à condition de ne jamais ramasser une moule flottante, ou abandonnée sur les
grèves, ou déjà détachée du rocher. Car la moule adhère toujours au caillou ou au
roc grâce à un fin réseau de fils sombres, l’hyssus, qui se brise facilement
à la traction, mais une traction nécessitant tout de même un effort assez sensible.
Contrairement à ce qu'en pensent les profanes, la moule s'amarre toujours et se
fixe à son lieu d'élection, ou de dérive, en grappes plus ou moins serrées.
Le véritable amateur choisira de préférence des moulières
peu abondantes, parce que les moules y croissent souvent mieux que lorsqu'elles
vivent entassées. Il prendra naturellement soin de sélectionner ses prises en
ne « cueillant » que des moules de belles dimensions et à valves rebondies.
Mais ces dernières ne sont pas fatalement les plus pleines, dans l'absolu, ni toujours
les plus blanches. En deux heures de marée, et môme moins, il aura largement le
temps d'approvisionner abondamment toute la tablée de famille, même si celle-ci
peut prétendre, au Cognacq-Jay.
Et, à propos de cognac, si j'ose risquer ce fâcheux à peu
près, je ne crois pas le moins du monde indispensable au consommateur que notre
pêcheur ne manquera pas d'être, dans la demi-journée qui suivra, de faciliter la
digestion de ses moules par l'absorption d'un « trou charentais » — quoi
qu'en disent certains gastronomes. C'est une légende qui a la vie dure, mais ne
semble reposer sur aucun fondement sérieux, que cette tradition de l'alcool
antidote. Je n'ai personnellement jamais constaté aucun cas d'intoxication par
les moules lorsque le pêcheur avait eu soin de sacrifier au triple rite de la
moule arrachée à un banc de varech vert, découvert à chaque marée, et en plein
été seulement.
Bien que mon dessein ne soit nullement ici de marcher sur
les brisées de Curnonsky le gourmet, ou de l'érudit gastronome Édouard de
Pomiane, je signale la particulière saveur des moules sautées à la marinière.
Le jus de cette cuisson, connu des maîtres-queux sous le nom de fumet de moule,
permet d'accommoder de nombreuses espèces de poissons et de conférer aux plus
vulgaires d'entre eux un parfum étonnant.
Un conseil de modération avant d'en finir toutefois !
Sachant que, tous les jours que l'été fait, vous pourrez aller cueillir la moule
aussi aisément que d'autres l'herbe à lapins, n'abusez pas de vos faciles
victoires et n'ouvrez pas les yeux (ou le panier) plus grand que le ventre.
Deux à trois douzaines de moules par personne constituent un très suffisant
élément de marinière. Et, si prolifiques que puissent être les moules,
laissez-en au voisin. La mer a beau être à tout le monde, mieux vaut n'en pas
dilapider les trésors — ne serait-ce que pour aider à la multiplication de
ces excellents mollusques.
Maurice-Ch. RENARD.
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