Rien ne s'édifie aussi vite qu'une légende. Rien n'a la vie
aussi dure. On m'avait toujours représenté Mills comme ayant gagné le premier
Bordeaux-Paris sans soigneurs ni entraîneurs, sur une route qu'il faisait pour
la première fois. La vérité est tout autre. Il n'y a qu'à lire le livre d'un de
ses entraîneurs, Duncan, pour s'en convaincre. Notons que Duncan ne fut rien
moins que champion de France en 1886 et champion du monde en 1885 et 1886. Il
est probable que ce fut sur grand bi. En tout cas, c'était avant l'invention du
cadre et l'apparition du pneu. Le premier Bordeaux-Paris date de 1891. À cette
époque, la bicyclette avait à peu près sa silhouette définitive, et les routes,
« reposées » par cinquante ans de chemins de fer, si elles étaient
poussiéreuses ou boueuses suivant le temps, se trouvaient en assez bon état.
Les courses sur route étaient alors interdites en
Angleterre. En France, Bordeaux-Paris 1891 ne fut disputé que par des amateurs
qui se nommaient Holbein, Edge, Bates, Jiel Laval, Coullibœuf, etc. ... On
n'y voit pas figurer Charles Terront. L'Anglais Mills devait la gagner en
vingt-six heures trente-quatre minutes, soit à une allure moyenne de 23
kilomètres environ, et ceci stupéfia le monde, justement d'ailleurs, car, vu
l'état des routes et la construction des cycles d'alors, la performance était
prodigieuse.
* * *
Voici donc ce qu'a fait Mills depuis son arrivée en France
jusqu'à son retour en Angleterre. J'emprunte ces renseignements à Duncan, qui a
préparé Mills et l'a soigné pendant et après la course.
Mills ne parle pas un mot de français. On commence par
l'initier aux coutumes françaises, notamment en ce qui concerne les heures des
repas et l'alimentation. Mills en prend et en laisse. À huit heures du matin,
il déjeunait avec du thé, des œufs, du pain rassis et du beurre. À midi, autre
déjeuner : soles frites ou poisson à chair blanche facilement digestible,
rosbif ou mouton, asperges à la sauce blanche — jamais de vinaigre, —
fraises à la crème ou autres fruits. Même repas à peu près le soir, vin de
Bordeaux rouge, pas de liqueurs. Tout cela n'a rien d'original, sauf la phobie
du vinaigre. Mills ne fume jamais et ne boit pas d'alcool. Au café, il prend du
lait chaud.
Bien plus intéressants sont les renseignements donnés sur
son travail en machine et sa préparation ; huit jours avant la course, il
essaye la route dans ses parties les plus accidentées (entre Angoulême et
Poitiers et entre Dourdan et Versailles). Quatre jours avant la course, il se
rend à Bordeaux, pendant que Duncan, resté à Paris, recrute des entraîneurs et,
les ayant trouvés, « assigne à chacun un poste sur la route suivant ses
aptitudes ».
Mills avait neuf entraîneurs : six Anglais amateurs et
trois Français professionnels.
La veille de la course, Mills se coucha très tôt après avoir
été frictionné à l'embrocation. On l'éveilla à trois heures. Il prit un bain
chaud, fut frictionné à l'eau-de-vie, puis au gant de crin. Enfin il déjeune de
viande bien cuite, d'un peu de poulet, et prend une forte ration de café. Le
départ fut donné à la place du Pont, à cinq heures du matin, date mémorable, minute
mémorable. Mills croyait-il alors que son nom immortaliserait cette course
fameuse et que, soixante ans plus tard, les coureurs de l'annuel Derby de la
route auraient encore son nom dans la pensée ?
Citons H.-O. Duncan : « Mills, qui se savait très
supérieur à son adversaire Holbein pour la montée des côtes, avait placé ses
meilleurs entraîneurs au début de la partie accidentée du parcours, où il
comptait se séparer du reste du lot. À cette époque, Stroud était un des hommes
les plus rapides d'Angleterre. Mills l'avait fait placer à un mille environ
d'Angoulême au sommet d'une côte faisant suite à une descente en ligne droite,
et il l'avait fait habiller d'un maillot bleu et blanc et d'une casquette
assortie afin de pouvoir le reconnaître du sommet de la descente. Stroud devait
foncer vers Ruffec, suivi de Mills dans sa roue. Une heureuse circonstance
favorisa la réalisation de ce plan, car, environ 500 mètres après Angoulême, on
avait préparé une table pour Holbein, le plus dangereux adversaire de Mills,
qui s'arrêta là avec ses entraîneurs pour manger un gâteau de riz et boire du
jus de viande spécialement préparé pour lui. Cet arrêt d'Holbein fit
admirablement le jeu de Mills, qui continua seul jusqu'à ce qu'il ait rencontré
Stroud, lequel l'entraîna de telle sorte, dévalant les descentes à 50 à
l'heure, qu'ils atteignirent Ruffec, situé à 43 kilomètres d'Angoulême,
quarante minutes avant Holbein !
» Dès lors, Mills avait course gagnée, et il ne resta
jamais seul jusqu'à Paris, augmentant sans cesse son avance jusqu'à la fin. »
Duncan énumère ensuite soigneusement les menus des repas
servis à Mills dans différents contrôles. Il note que celui-ci but 15 litres du
mélange spécial de bouillon et de jus de viande préparé par ses soins.
Ce qui est original dans ce récit, c'est qu'il permet
d'évoquer ces entraîneurs très dévoués, triés sur le volet, et se transportant,
leur mission terminée sur une partie du parcours et avant de la reprendre dans
une autre, par le train, car l'automobile était totalement inconnue en ce
temps-là. On n'y entend jamais parler de peloton. Les coureurs se distançaient
très vite. Les différences de qualité, de résistance, s'affirmaient entre eux
dès le départ. C'est ce qui donnait à ces courses un intérêt qu'elles perdirent
très vite.
C'est la sélection des coureurs, le professionnalisme, le
souci de n'aligner au départ que des as qui ont nui au côté spectaculaire des courses
sur route. C'est aussi qu'on en a trop vu. En lisant le livre de J.-O. Duncan,
j'évoque cette époque merveilleuse où l'arrivée à Paris d'un cycliste venu de
Bordeaux en vingt-six heures paraissait phénoménale comme le fut, trente-six
ans plus tard, la traversée de l'Atlantique par Lindbergh. Aujourd'hui, l'on se
demande ce qui pourrait nous étonner. Nous sommes entraînés au fantastique et
au terrifiant. L'arrivée d'un V2 dans la Lune stupéfierait beaucoup moins les
hommes de nos jours que l'arrivée de Mills venant de Bordeaux, sur deux roues,
en un temps qui n'était que double de celui des trains et battait de quatre
jours celui des dernières diligences.
HENRI DE LA TOMBELLE.
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