Accueil  > Années 1950  > N°639 Mai 1950  > Page 283 Tous droits réservés

Le premier Bordeaux-Paris

et la victoire de Mills.

Rien ne s'édifie aussi vite qu'une légende. Rien n'a la vie aussi dure. On m'avait toujours représenté Mills comme ayant gagné le premier Bordeaux-Paris sans soigneurs ni entraîneurs, sur une route qu'il faisait pour la première fois. La vérité est tout autre. Il n'y a qu'à lire le livre d'un de ses entraîneurs, Duncan, pour s'en convaincre. Notons que Duncan ne fut rien moins que champion de France en 1886 et champion du monde en 1885 et 1886. Il est probable que ce fut sur grand bi. En tout cas, c'était avant l'invention du cadre et l'apparition du pneu. Le premier Bordeaux-Paris date de 1891. À cette époque, la bicyclette avait à peu près sa silhouette définitive, et les routes, « reposées » par cinquante ans de chemins de fer, si elles étaient poussiéreuses ou boueuses suivant le temps, se trouvaient en assez bon état.

Les courses sur route étaient alors interdites en Angleterre. En France, Bordeaux-Paris 1891 ne fut disputé que par des amateurs qui se nommaient Holbein, Edge, Bates, Jiel Laval, Coullibœuf, etc. ... On n'y voit pas figurer Charles Terront. L'Anglais Mills devait la gagner en vingt-six heures trente-quatre minutes, soit à une allure moyenne de 23 kilomètres environ, et ceci stupéfia le monde, justement d'ailleurs, car, vu l'état des routes et la construction des cycles d'alors, la performance était prodigieuse.

*
* *

Voici donc ce qu'a fait Mills depuis son arrivée en France jusqu'à son retour en Angleterre. J'emprunte ces renseignements à Duncan, qui a préparé Mills et l'a soigné pendant et après la course.

Mills ne parle pas un mot de français. On commence par l'initier aux coutumes françaises, notamment en ce qui concerne les heures des repas et l'alimentation. Mills en prend et en laisse. À huit heures du matin, il déjeunait avec du thé, des œufs, du pain rassis et du beurre. À midi, autre déjeuner : soles frites ou poisson à chair blanche facilement digestible, rosbif ou mouton, asperges à la sauce blanche — jamais de vinaigre, — fraises à la crème ou autres fruits. Même repas à peu près le soir, vin de Bordeaux rouge, pas de liqueurs. Tout cela n'a rien d'original, sauf la phobie du vinaigre. Mills ne fume jamais et ne boit pas d'alcool. Au café, il prend du lait chaud.

Bien plus intéressants sont les renseignements donnés sur son travail en machine et sa préparation ; huit jours avant la course, il essaye la route dans ses parties les plus accidentées (entre Angoulême et Poitiers et entre Dourdan et Versailles). Quatre jours avant la course, il se rend à Bordeaux, pendant que Duncan, resté à Paris, recrute des entraîneurs et, les ayant trouvés, « assigne à chacun un poste sur la route suivant ses aptitudes ».

Mills avait neuf entraîneurs : six Anglais amateurs et trois Français professionnels.

La veille de la course, Mills se coucha très tôt après avoir été frictionné à l'embrocation. On l'éveilla à trois heures. Il prit un bain chaud, fut frictionné à l'eau-de-vie, puis au gant de crin. Enfin il déjeune de viande bien cuite, d'un peu de poulet, et prend une forte ration de café. Le départ fut donné à la place du Pont, à cinq heures du matin, date mémorable, minute mémorable. Mills croyait-il alors que son nom immortaliserait cette course fameuse et que, soixante ans plus tard, les coureurs de l'annuel Derby de la route auraient encore son nom dans la pensée ?

Citons H.-O. Duncan : « Mills, qui se savait très supérieur à son adversaire Holbein pour la montée des côtes, avait placé ses meilleurs entraîneurs au début de la partie accidentée du parcours, où il comptait se séparer du reste du lot. À cette époque, Stroud était un des hommes les plus rapides d'Angleterre. Mills l'avait fait placer à un mille environ d'Angoulême au sommet d'une côte faisant suite à une descente en ligne droite, et il l'avait fait habiller d'un maillot bleu et blanc et d'une casquette assortie afin de pouvoir le reconnaître du sommet de la descente. Stroud devait foncer vers Ruffec, suivi de Mills dans sa roue. Une heureuse circonstance favorisa la réalisation de ce plan, car, environ 500 mètres après Angoulême, on avait préparé une table pour Holbein, le plus dangereux adversaire de Mills, qui s'arrêta là avec ses entraîneurs pour manger un gâteau de riz et boire du jus de viande spécialement préparé pour lui. Cet arrêt d'Holbein fit admirablement le jeu de Mills, qui continua seul jusqu'à ce qu'il ait rencontré Stroud, lequel l'entraîna de telle sorte, dévalant les descentes à 50 à l'heure, qu'ils atteignirent Ruffec, situé à 43 kilomètres d'Angoulême, quarante minutes avant Holbein !

»  Dès lors, Mills avait course gagnée, et il ne resta jamais seul jusqu'à Paris, augmentant sans cesse son avance jusqu'à la fin. »

Duncan énumère ensuite soigneusement les menus des repas servis à Mills dans différents contrôles. Il note que celui-ci but 15 litres du mélange spécial de bouillon et de jus de viande préparé par ses soins.

Ce qui est original dans ce récit, c'est qu'il permet d'évoquer ces entraîneurs très dévoués, triés sur le volet, et se transportant, leur mission terminée sur une partie du parcours et avant de la reprendre dans une autre, par le train, car l'automobile était totalement inconnue en ce temps-là. On n'y entend jamais parler de peloton. Les coureurs se distançaient très vite. Les différences de qualité, de résistance, s'affirmaient entre eux dès le départ. C'est ce qui donnait à ces courses un intérêt qu'elles perdirent très vite.

C'est la sélection des coureurs, le professionnalisme, le souci de n'aligner au départ que des as qui ont nui au côté spectaculaire des courses sur route. C'est aussi qu'on en a trop vu. En lisant le livre de J.-O. Duncan, j'évoque cette époque merveilleuse où l'arrivée à Paris d'un cycliste venu de Bordeaux en vingt-six heures paraissait phénoménale comme le fut, trente-six ans plus tard, la traversée de l'Atlantique par Lindbergh. Aujourd'hui, l'on se demande ce qui pourrait nous étonner. Nous sommes entraînés au fantastique et au terrifiant. L'arrivée d'un V2 dans la Lune stupéfierait beaucoup moins les hommes de nos jours que l'arrivée de Mills venant de Bordeaux, sur deux roues, en un temps qui n'était que double de celui des trains et battait de quatre jours celui des dernières diligences.

HENRI DE LA TOMBELLE.

Le Chasseur Français N°639 Mai 1950 Page 283