Un sculpteur vient de terminer le buste qui sera solennellement
apposé à l'entrée du stade de Casablanca pour l'anniversaire de sa mort. La
salle Lepesant vient de troquer son nom contre celui de Marcel Cerdan. On
dispute à Bruxelles un tournoi européen de poids moyens dont le vainqueur
recevra comme trophée la « ceinture Marcel Cerdan ». L'imagerie
refleurit en fresques naïves qui chantent son épopée, sa gloire et sa mort dans
l'aurore tragique des Açores. Il est vivant dans notre culte et dans notre
légende. Son exemple et son rayonnement se prolongeront longtemps dans le sport
européen. Sa vigueur marque encore de nombreux pugilistes qu'il a rencontrés et
trop sévèrement punis. Il est à remarquer qu'une dizaine de boxeurs qui se sont
acharnés non pas à boxer, mais à se battre contre Cerdan, portent à
jamais le poids et l'empreinte de cette bagarre. Delannoit l'invincible, qui
poussa la témérité jusqu'à livrer en deux mois trente rounds d'une bataille
sauvage, n'a jamais pu « récupérer » et va de défaite en défaite. Despeaux,
ex-champion olympique, champion de France des moyens, se fit massacrer en cinq
rounds et ne surmonta jamais la terrible punition qui lui fut infligée ce
jour-là. Pour Charron, Krawzyck, Pankowiak, ce fut la fin d'une ère de
victoires. Leur ascension fut stoppée du jour où ils sortirent du ring, ivres
des coups du « bombardier marocain ». Anton Raadik. Georgie Abrahams,
qui mirent Cerdan en péril lors de ses premiers matches aux U. S. A., ont
complètement disparu du premier plan après leur combat contre Marcel. Un cas
plus typique encore est celui du jeune Lavern Roach, qui, foudroyé au 2e
round, ne put continuer le combat que grâce à la complicité de l'arbitre, tint
sept reprises dans une inconscience totale, dut abandonner le ring pendant deux
ans à la suite de ce désastre et n'y remonta que pour y mourir. Il avait été
marqué dans sa chair et dans ses nerfs par les poings impitoyables de Cerdan.
Ainsi, notre champion est toujours présent, et son souvenir
animera longtemps encore les rings et les salles, le Grand Livre et la Légende
dorée de la boxe. Mais son plus bel exploit, ce fut d'avoir rouvert une porte
qui s'était refermée sur Georges Carpentier ; ce fut de contraindre les
Américains à donner aux boxeurs européens des catégories supérieures leurs
chances dans la course aux titres mondiaux.
Après la mort de Cerdan, les Américains se montrèrent
lyriques et compatissants. Et, par la voix du colonel Eagan, ils firent savoir
que, pour des raisons d'ordre logique et d'ordre sentimental, on désignerait un
Français pour disputer à Jack La Motta la couronne mondiale des moyens. On
pensa d'abord à Dauthuille, qui avait battu La Motta, puis à Villemain, qui,
après un départ difficile, devenait grande vedette des rings américains. Ce
même Villemain, en décembre dernier, surclassa le champion du monde, mais (bien
sûr) le titre n'était pas en jeu. Et voici que les organisateurs des U. S. A.
reprennent avec les deux dauphins, Laurent Dauthuille et Robert Villemain, le
même jeu de faux-fuyants et d'obstructions, le même système de promesses et de
dérobades qui maintint trois ans Marcel Cerdan dans l'antichambre du titre
mondial. À l'heure actuelle, c'est une certitude acquise : le championnat
du monde, disputé en juin, opposera La Motta à Graziano ou à Robinson. Dauthuille
et Villemain sont à nouveau écartés, alors qu'ils justifient largement l'un et
l'autre leur sélection. Les raisons de cet ostracisme, on les trouve dans la
presse américaine. Ce qui décide le choix des promoteurs, ce n'est pas la
qualité intrinsèque de tel ou tel boxeur : c'est son pouvoir d'attraction
sur le public, donc de recette. Or Dauthuille et Villemain, remarquables
pugilistes l'un et l'autre, ne sont pas des vedettes à scandale et a sensation,
comme on les aime outre-Atlantique. Ils ne sont.pas auréolés d'une légende de
gangster ou de bookmaker comme Graziano ou La Motta. Ils n'alimentent pas les
conseils de discipline des fédérations ou les rubriques scandaleuses de la
presse. Leur « standing », leur cote d'amour auprès du public sont
d'autant moins élevées.
Ce sont là les griefs essentiels des promoteurs yankees
contre nos boxeurs, et voilà pourquoi ils risquent l'un et l'autre d'être
longtemps tenus à l'écart des rencontres décisives, comme le fut Cerdan avant
eux.
Mais c'est précisément parce que Cerdan a fait l'effort
nécessaire, a réussi à forcer les portes, à forcer l'admiration et à nous
rapporter le titre tant convoité que les Américains se doivent de donner une
chance à ceux qui sont aujourd'hui ses héritiers directs, et que Marcel avait
désignés lui-même comme ses successeurs.
Ne pas en tenir compte, c'est un non-sens pour la boxe et un
déni de justice. Nous voulons espérer contre l'évidence qu'en souvenir du
premier boxeur de notre génération les Américains voudront bien donner cette
suprême marque d'amitié au sport français et à la mémoire de Marcel Cerdan.
Gilbert PROUTEAU.
|