Nous arrivons maintenant aux ascensions qualifiées de
difficiles dans la classification moderne, et cotées en quatrième degré. Cette
catégorie correspond à ce que l'on appelait autrefois les courses de premier
ordre, et l'on peut considérer comme un excellent alpiniste celui qui est
capable de conduire ces ascensions comme chef de cordée. À titre d'exemple, il
faut aujourd'hui, pour pouvoir poser sa candidature au Groupe de haute
Montagne, avoir réussi au moins cinq courses de cette catégorie.
La plus célèbre des escalades de premier ordre est sans
aucun doute le Grépon. Si la question des profanes à tout alpiniste est, et
restera toujours : « Avez-vous fait le mont Blanc ? »,
parmi ceux qui connaissent la montagne aucun n'ignore la réputation du Grépon,
devenu le pont aux ânes des grimpeurs.
Le Grépon est une grande muraille crénelée qui domine deux
versants à pic, l'un de huit cents mètres sur la face de la mer de Glace,
l'autre de quatre cents sur le glacier des Nantillons. La traversée classique
du Grépon comprend l'escalade d'un des versants par un long couloir, puis la
célèbre « fissure Mummery » et le « Râteau de Chèvres », puis
le parcours du fil de l’arête entre deux à-pics impressionnants, enfin la descente
du mur opposé jusqu'au col des Nantillons. De bout en bout, une escalade sûre
dans un granit solide, des efforts violents mais séparés par des passages plus
calmes, une variété extraordinaire dans les difficultés font du Grépon une
course magnifique, qui laisse plus que bien d'autres plus difficiles une empreinte
profonde dans le souvenir du grimpeur.
C'est en parlant du Grépon que Mummery annonçait les trois
stades par lesquels devait passer un jour toute grande ascension : « Un
pic inaccessible : la plus difficile escalade des Alpes ; une course facile
pour dames. »
Il fallait seulement quelques années à Mummery pour se
rendre compte que, si le Grépon n'avait pas encore atteint le stade final, il
était en passe de devenir l'une des plus classiques des escalades granitiques
de la vallée de Chamonix. Passons un peu en revue les différents passages clés du
Grépon.
Le plus connu est le premier que l'on rencontre au cours de
la traversée, la fissure Mummery. C'est, dans un mur de près de vingt mètres de
hauteur, à peu de choses près vertical, une fissure étroite où l'on peut
engager seulement un bras et une jambe ; les aspérités sont rares, permettant
à l'autre jambe et à l'autre bras d'assurer des points d'appui suffisants. J'ajouterai
que ce passage devient de jour en jour plus difficile, car le frottement
continu des chaussures cloutées a transformé le granit, au grain très rugueux initialement,
en une paroi lisse, et même grasse, lui donnant quelque analogie avec les mâts
de cocagne d'autrefois.
Le second passage est le « Râteau de Chèvre » ;
il demande moins de force physique, mais plus de souplesse, et est fort
impressionnant au premier regard. C'est une lame rocheuse détachée de la paroi
des Nantillons, dominant de 400 mètres le glacier et redressée à 70°. Il y a
dix mètres d'escalade seulement. Si l'on engage trop le corps dans la fissure
entre lame et paroi, on gagne en sécurité, mais le corps, trop coincé, refuse
de s'élever ; en grimpant très en dehors, sans enfourcher la lame, le
passage est très exposé, mais moins pénible.
On se trouve alors sur l'arête faîtière du Grépon, longue à
peine d'une centaine de mètres, mais formée d'une succession de tours ou « gendarmes »
qu'il faut escalader, puis redescendre, ou contourner. Le rappel du « Grand
Gendarme » est la descente de l'une de ces tours jusqu'à la brèche suivante,
descente de seize mètres qui nécessite une petite manœuvre délicate, surtout
s'il y a beaucoup de vent, car la brèche est une lame étroite et il faut
atterrir bien exactement au point voulu.
Ici s'intercale une des curiosités du Grépon, la « Vire
à Bicyclettes », constituée par un balcon d'un mètre de largeur et quinze
mètres de long, bien plat, chemin de ronde de cette colossale fortification
crénelée.
Après un passage en « boîte aux lettres »,
véritable tunnel formé par un assemblage d'énormes blocs, on atteint le sommet
par une difficile fissure d'une dizaine de mètres, dans laquelle on engage
seulement les mains.
À la descente, en dehors de deux rappels de corde, un seul
passage est original, le « C. P. ». On traverse le long d'une dalle
presque verticale en s'aidant de blocs détachés de la paroi ; par une
grande enjambée, on passe en pont sur un bloc de rocher coincé entre deux
parois dans une échancrure très profonde. De là, il ne reste plus qu'à descendre
par des rochers brisés plus faciles jusqu'au col des Nantillons, puis parcourir
le glacier crevassé jusqu'aux moraines, où l'on retrouve le sentier du Montenvers.
Lorsqu'on part du Montenvers, la traversée du Grépon dure
dix heures pour des cordées rapides conduites par des guides de Chamonix, et
jusqu'à vingt heures lorsqu'il s'agit de sans-guides peu entraînés ignorant
tout de l’itinéraire.
Vers 1925, lorsque j'allai pour la première fois au Grépon,
nous étions seuls sur les arêtes : aujourd'hui, il n'est pas rare de se
trouver une dizaine de caravanes à faire la queue à la base de la fissure Mummery.
C'est pourquoi les alpinistes ont cherché à augmenter les difficultés des
courses, et cela nous conduira, le mois prochain, à la recherche du cinquième
degré.
P. CHEVALIER.
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