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Légendes du Tchad

Toumsah

Midi. Toumsah (1) dort à son banc seigneurial ; car ce n'est pas un crocodile du commun, mais le crocodile du Chari, du moins dans son opinion. Non sans travail, il a dépassé tous ses congénères de la queue et du ventre, et ses mâchoires féroces s'emboîtent comme une serrure de coffre-fort : cloc !

Il devait sa proéminence à son système de chasse, qui ne manquait pas d'astuce : la nuit, quand les canots des Kotokos se forment en arc de cercle, barrant le fleuve de leurs filets abaissés, les rabatteurs désignés foncent à grand vacarme et frappent à coups redoublés les rebords de leurs barques : rrra ... pla ... pla ... rra ... ; alors les bancs de poissons en panique fuient vers les filets, et lui, Toumsah, posté près d'une aile, cueille au passage les plus méritants.

Sa bauge de sieste solaire était cette longue arête de sable humide qui termine l'aire immense des grèves rousses, en amont de Fort-Lamy. Au ras de l’eau clapotante, il aimait à se rôtir le dos, la gueule largement ouverte.

On a beau être saurien, on respire mieux à l'air libre ... et son petit serviteur, le tisserin au nid suspendu, pouvait à son aise lui curer les dents.

Cependant, il ne dormait qu'à demi, et lorsqu’une barque grossissait, pagayée par des noirs gesticulant, il savait exactement à quel instant il devenait prudent de se glisser à l’eau, pour ne laisser émerger que ses gros yeux en besicles.

Autour de lui continuait le jeu immémorial des grèves pacifiques ; quelques oies d'Égypte s'occupaient à faire un raccord à leurs plumes, en émettant périodiquement leur « honk » guttural. Une centaine de canards siffleurs, attendant 1'ordre de s'envoler, se dressaient comme des pingouins. Le grave sénat des pélicans délibérait inlassablement sur le futur emplacement des nids de la communauté, car on était en mai, et la saison des pluies allait s'ouvrir. Plus loin, un marabout professoral déambulait en disloquant à chaque pas les jointures de ses échasses ; tandis que, dans une crique, la grande aigrette blanc de neige se livrait à sa danse de Saint-Guy, tout en picorant dans un banc de fretin.

Or voici qu'une épave dérivait paresseusement. C'était un vieux tronc descellé par le fleuve, racines en l'air, et tout hérissé de roseaux verts. Le Chari aime à les transporter jusqu'au lac Tchad, où leur agrégat forme des îles flottantes. Sans importance ...

Ce buisson flottant allait dépasser la pointe, quand un coup de feu éclata, suivi d'un second. Deux oies d'Égypte se débattaient sur la grève, une autre courait sans parvenir à prendre son vol, tandis qu'un nuage bruyant de canards éperdus s'élevait, tournoyait pour s'organiser en angles de fuite. Toumsah, masqué par le renflement de la rive, s'était éclipsé. De loin, il risqua au ras de l'eau sa paire d'yeux de batracien et regarda.

Deux grands noirs avaient sauté, battaient l'eau de leurs longues jambes et couraient en crochets après l'oiseau blessé. L'épave traîtresse avait atterri. Il en sortit un homme casqué, qui vint mesurer de son pied l'empreinte laissée par Toumsah. Puis, assis, il considéra les beaux oiseaux au poitrail roux, les palpa, fit sortir de la fumée de sa bouche ... et tous réintégrèrent leur touffe de roseaux, que le fleuve emporta.

L'ennemi disparu, Toumsah reprit possession du champ de bataille. O merveille ! les hommes avaient oublié, sur le sablé, une oie ! Mais attention ! On ne la fait pas au vieux Toumsah ! Ah mais non ! II poussa du mufle l'oiseau soyeux : pas trace de piège ou d'hameçon. Et le caïman, happant l'oiseau par le milieu de ses mâchoires, avala goulûment la chaude touffe de plumes. « Y a bon ! se disait-il ; voici qui nous change du poisson Kâa ! », et, d'un cœur tranquille, il se laissa couler au fond du fleuve, dans un gour à lui réservé, pour sa digestion.

Vautré au fond, il vécut des rêves de béatitude ... il se remémorait ses combats, ses festins profitables ! Comment il mordit si cruellement le cou à N'Groutou, l'hippopotame, que deux heures plus tard, bouffi, il flottait comme un œuf ... et de cette semaine de bombance datait sa destinée supérieure ! Comment il saisit aux naseaux ce buffle qui buvait, et au genou ce jardinier entré dans l'eau pour y remplir sa bourma. L'homme un peu faisandé, que c'est bon !

Soudain, i1 fut réveillé par des cris :

— Le voilà ! le voilà ! il flotte ! Gare à vous !

D'un violent coup de gouvernail, il piqua et se rétablit au fond. Mais quoi ? Que se passait-il ? La nature des choses avait-elle changé ? Depuis toujours, dans sa famille, on est plus lourd que l'eau ! On gît au fond du fleuve et, pour venir en surface, il faut toujours manœuvrer ! Et voilà que de lui-même, endormi, il était remonté ! L'eau, son amie, son esclave, l'aurait-elle trahi ?

Et voici que la crise revenait, comme une colique ! Insensiblement, ses pattes de lézard, son ventre même se détachaient du sol ! Pas une racine à quoi se retenir ! Il fallait remuer la queue en godille afin de rester adhérent au sable : la terre le repoussait, l'eau le vomissait, un remous ascendant l'aspirait !

Et puis son ventre, positivement, gonflait ! L'enflure commençait à entraver, comme une écaille de tortue, ses pattes torses, il avait mal au cœur, car il appelait cœur tout l'intérieur de sa bedaine.

Pour comble d'effroi, un genre d'étouffement lui remontait à la gorge, lui gonflait la bouche comme une fumée chaude et s'échappait en grosses bulles. Or tout bébé crocodile apprend d'abord que jamais au fond de l'eau il ne faut laisser échapper un vent. Danger de mort, bien que personne ne sache au juste pourquoi.

Il percevait des clameurs amorties par l'eau ; et, sur sa tête, le bruit des barques heurtées par les perches :

— Il est ici ! Je l'ai touché ! Voyez les bulles ! Il but abondamment, pour s'alourdir, et soudain, irrésistiblement cette fois, comme un ballon gonflé à point s'élève, il se trouva en surface, et la moitié du corps, hors de l'eau ! Des canots l'entouraient.

— Ne lui faites pas de mal ! criait l'homme au casque, il est à nous !

Et un coup de fusil fracassa la sagaie qui le visait à l'œil.

— Méfiez-vous de la queue ! Laissez le courant l'emmener à Fort-Lamy.

Humilié, furieux de rage, Toumsah, gonflé à bloc, pouvait à peine bouger. Vaincu, lui, le maître des deux fleuves ! Et toute la plèbe des crocodiles, femelles et jeunesses, pouvaient, de leurs yeux montés en objectifs, contempler la déchéance du dictateur !

Au bout de la jetée de Fort-Lamy, une grue dressait son cou de girafe. Tous les fainéants du port accoururent, telle une volée de mange-mil (2).

— Un camion ! criait l'homme au casque, tandis que, ceinturé de chaînes, l'énorme brute se balançait à la hauteur des cimes d'arbres.

Vraiment hideux et ridicule, avec sa panse ballonnée comme une barrique, ses pattes enrobées dans l'oedème, Toumsah, que la corde, en se détordant, montrait successivement à toutes les directions, mourait de peur et de honte.

Enfin, le camion parut, manœuvra, et l'animal fut rudement déposé sur la plate-forme, la tête amarrée en avant, tandis que la queue, tel un python de Séba, traînait dans la poussière, ignominieusement.

On le promena triomphalement par les avenues d'arbres à saucissons (Kigelia), par les cloaques de la ville noire et les espaces poussiéreux du marché. La ville en délire applaudissait de youyous stridulents, l'accablait d'énormes injures et de mottes de boue. Sans comprendre les paroles, l'animal a un sens infaillible du ton de haine, bienveillance ou moquerie. Sans doute il serait mangé vivant, comme il avalait les poissons ...

Vers le soir, le camion, reculant, stoppa devant la porte ouverte d'un jardin clos de murs. Une torche allumée, qu'on lui plongea dans le mufle, le fit se rejeter en arrière. Les hommes barricadèrent la porte en y adossant le camion, lui jetèrent un chien mort et s'en allèrent dîner.

Toumsah n'avait pas de goût à manger, car il avait trop soif. Il fit le tour de son enclos, mais sans trouver à boire. Une natte pourrie, pleine de termites, recouvrait un semis de laitues. Sentant la fraîcheur, il se glissa par-dessous. Il semblait dégonfler un peu. La source du gaz était tarie, et le reste fuyait par les orifices naturels ... La dose était trop faible pour intoxiquer pareille masse. Positivement, la queue se dégageait, les pattes retrouvaient leur mobilité. Tel Samson, il attendit son heure.

Vers minuit, une bande excitée menait grande liesse au cercle des Tchadiens. Une jeune femme hardie, entourée d'adorateurs, ne sachant comment rompre l'envoûtement d'ennui colonial, lança :

— Si on allait visiter Toumsah ?

Ce fut un beau vacarme d'applaudissements.

— Méfiez-vous, dit un capitaine qui jouait aux échecs : ces oiseaux-là, pas faciles à tenir en cage.

L'idole, de la voix vipérine que dut prendre, au temps de la Fronde, la duchesse de Chevreuse pour ramener à la conjuration contre le Cardinal l'infortuné Chalais, siffla :

— Vous avez peur, capitaine ? Mais lui, au souvenir de certaine catastrophe, répliqua froidement :

— Entendu, madame, j'ai peur, et je ne marche pas ! Cependant, la troupe des jeunes Chalais, désireux de marquer un point, clamait :

— On y va ? ou on n'y va pas ? Alors, on y va ! Et la bande écervelée, encadrant comme une meute l'Égérie aux yeux verts, partit en chantant faux. Devant la porte du jardin, le chasseur prudent avait posé en sentinelle un tirailleur, et le fidèle Mahmadou croisa la baïonnette.

— Toi pas passer ! fit-il, menaçant.

Mais son propre lieutenant était là, qui intervint :

— C'est bon, Mahmadou ; tu n'étais là que jusqu'à mon arrivée : tu peux partir.

Un dégourdi sauta sur le camion et le fit avancer de la largeur de l'avenue. D'autres débarrassaient la porte. On l'entrebâilla, et les faisceaux croisés des lampes de poche fouillèrent l'enclos.

— On ne voit rien ! disait l'un.

— Mais il est parti ! Un pareil tonneau, ça se verrait ! On ouvrit la porte en grand, et trois braves entrèrent, manœuvrant leurs jets de lumière.

Minuit. La situation était la suivante : dans le noir, trois ombres exploraient le sol en s'y déplaçant ; un essaim compact de fêtards en tenue de soirée (chemise ouverte et shorts) se haussaient pour voir par-dessus les épaules des autres ... et sous sa natte, vautré parmi les laitues, Toumsah, dégonflé, tendu comme un ressort, attendait sa chance.

S'il tardait, c'est que les lumières lui faisaient peur. Mais il savait que la porte était ouverte. À cet instant, le célèbre djinn Hasard, l'enfant terrible, libérateur inconscient des énergies captives, entra en jeu. Deux minutes de plus, il ne se passait rien du tout, et chacun regagnait en paix sa moustiquaire. Mais il advint qu'un des explorateurs trébucha sur la natte et s'effondra sur le dos du caïman !

C'en était trop ! Toumsah bondit — et un crocodile saute aussi vite qu'une grenouille — fonça vers la porte, et cette masse d'une demi-tonne, armée d'un crâne fait d'os soudés en éperon, pénétra en catapulte dans le bloc de chair humaine qui lui barrait la route. Il n'y eut pas de fuite éperdue, mais un sillon d'obus dans un éclaboussement de matière vivante, des ventres éclatés comme des tiques bourrées d'œufs, des corps étripés qui chaviraient dans le fossé, au milieu de hurlements d'agonie ...

Assez content de soi, Toumsah trottait à présent à l'aventure, obsédé par l'idée de trouver à boire. Retrouver l'eau tiède, le fleuve sans fin, ce Bahr connu dans tous ses replis, son royaume, son Chari ! Mais l'instinct crocodile, qui n'a pas prévu les bordées nocturnes dans les ports, se taisait. Le rescapé titubait par les ruelles de la ville endormie, à la clameur des centaines de chiens hurlant comme au passage de la hyène, il traversa le camp des tirailleurs, se fourvoya jusqu'au quartier des gardes, provoqua une panique parmi les chevaux qui mangeaient leur mil, un pied bouclé par une corde à leur piquet. Mais Toumsah avait d'autres soucis que de tuer : il s'était perdu ; il écouta ...

Il entendit, mais de si loin, les battements connus. Ses amis, les Kotokos pêcheurs, tambourinant sur le rebord de leurs barques pour rabattre le poisson ... des barques, de l'eau, le fleuve, le salut !

Et le caïman, enfin orienté, fonça vers la rivière.

Sur la place du marché, au pied du sycomore serti de briques, sévissait un bruyant tam-tam. C'était un mariage entre gens de qualité. Des calebasses de mérissé (bière de mil) gisaient près des feux mourants. La rengaine musicale engourdissait les cerveaux. Deux lignes de danseurs drapés de boubous (vastes draps de lit) avançaient, puis reculaient cérémonieusement. Léviathan déboucha comme Abou-Guern, le rhinocéros. Sa queue fouaillait, fauchait les jambes. Une longue clameur le suivait :

— C'est Toumsah ! C'est Roûl, l'ogre du Bahr. Il vient de manger le Sultan et tout son harem ...

Et la noce, éperdue, hurlait d'angoisse.

Trottant toujours, Toumsah parvint au cercle des Tchadiens, où deux enragés s'obstinaient à leur partie d'échecs.

— Houssi ! sale bête ! cria le capitaine en lui lançant une carafe qui le manqua.

Un coup de queue faucha quelques tables. Mais où aller ? Toutes ces histoires lui avaient fait perdre sa direction. Vainqueur, mais perdu !

Et voici que, sous la terrasse même du cercle, pétarada le refrain de pêche des Kotokos battant leurs barques : rrra ... pla, pla ... rrrra ...

Ivre de joie, Toumsah se dressa comme un iguanodon, pesant de son thorax sur la balustrade usée. Tout un pan de mur s'écroula et, dans une avalanche de gravats et de briques, l'énorme corps épais comme un porc et souple comme un lézard culbuta dans l'eau noire.

Midi. Tandis que la ville des hommes enterre avec stupeur ses trois morts (mais enfin, comment est-ce arrivé ?), Toumsah a repris sa place habituelle, parmi les oies d'Égypte et les gentils pluviers qui trottent comme des cailles. Près de lui a glissé sa jeune compagne.

— Mon Sultan a-t-il mangé à son goût ? Où mon Sultan a-t-il daigné passer la nuit ? Car j'étais en souci ... Mensonge, car toute la gent crocodile savait. Toumsah prit son temps pour répondre. Le sage se tait.

— Les hommes, prononça-t-il enfin, peuh ! c'est des pas grand'chose ! Ils m'avaient invité à visiter leur ville. Ils m'ont offert un bœuf, mais rien à boire. Alors, j'en ai tué ... j'en ai tué ! autant qu'il entre de poissons dans mon ventre.

J'aurais pu rester en manger trois par jour, mais je préfère le poisson Kâa. Suivit une phase méditative. Une atroce vision lui revenait : son corps difforme, suspendu à hauteur de la cime des flamboyants (3), tournant et retournant autour de sa corde, aux clameurs de jubilation de la racaille. N'était-ce pas un cauchemar ?

Enfin il reprit sentencieusement, tel un ancêtre dictant la règle intangible de sagesse, le code d'Hammourabi, aux générations indéfinies de son peuple :

— Mon enfant ! mange Houtt, le poisson ... et tant que tu pourras tenir de poisson, mais ne va pas tirer par les pattes le pélican, son bec te percerait le cœur ... et si tu vois au bord de l'eau une oie morte, laisse-la au corbeau blanc et noir.

» Parce que, daigna-t-il expliquer, si tu manges le poisson, ça t'apprend à nager, et y a bon ! Mais, si tu manges des animaux à plumes, ça te force à voler comme eux et, tu peux m'en croire, y a pas bon ! »

Frédéric DE BÉLINAY.

(1) Crocodile (en arabe du Tchad). En Égypte : timsah. Du temps d'Hérodote : tchampsaé.
(2) Petits oiseaux.
(3) Poinciana regia.

Le Chasseur Français N°639 Mai 1950 Page 311