La lande s'étend devant nous à l'infini. L'herbe est
courte, la monotonie du sol n'est rompue que par quelques bouquets de tamaris
et les roseaux du bord de l'eau. Quelques lagunes saumâtres, servant de refuge
aux bécassines et aux poules d'eau, se cachent sous les bruyères touffues, et
on ne les devine que parce qu'elles accrochent la lumière.
L'étang vient mourir là tout près, et ses vagues murmurent
doucement sur le sable fin.
« Lou Cabanot », comme nous l'appelons, n'a rien,
certes, d'un élégant rendez-vous de chasse ; ce n'est même pas une villa,
pas même une maisonnette, ce n'est pas une hutte, c'est ... « Lou Cabanot ».
Bas, sous son toit de tuiles rouges, tassé, carré, robuste
et tout recouvert d'une belle couche d'ocre, il enfonce ses murs dans le sable
et ouvre une petite porte à deux battants face au sud.
En entrant, à gauche, un bat-flanc rempli d'algues ; à
droite, une cheminée qui fume, qui fume abominablement ; en face, un
minuscule garde-manger accroché au mur, et, dans l'angle opposé, un portemanteau
et le râtelier des fusils. Le sol est cimenté. Dans un coin, un trou profond
qui voudrait bien être un puits, mais qui n'est, hélas ! qu’un piège
à ... chasseurs, car on y tombe facilement. Pas de fenêtres, rien que le
jour que donne la porte. Au plafond, fiché dans la poutre maîtresse, un énorme
clou d'où pend un fil de fer à crochets. C'est là que nous accrochons notre
gibier. Nous ne pouvons bouger, dans cet humble logis, sans cogner notre tête à
tous ces canards rutilants de couleurs, de rouges, de verts, de bleus, et
chaque fois notre fierté s'épanouit. Quelquefois aussi notre hargne de « bredouilleux »
s'exaspère.
Nous avions eu le projet de construire sur pilotis une
cabane dans le fouillis des roseaux de la côte nord ; nos plans étaient prêts.
La maisonnette conçue par nous serait très commodément agencée : il y
aurait ... il y aurait ... Il n'y a plus, en tout cas, que « Lou
Cabanot », et notre nouvelle cabane est toujours à l'état de projet. La
bâtirons-nous un jour ?
Combien de souvenirs sans prix restent attachés à ce « Cabanot » !
Combien de parties de chasse ont débuté ou se sont terminées là ! Ce n'est
pas sans une profonde émotion que j'évoque notre maisonnette perdue sur la
lande. Nous l'avions baptisée Les Milouins, parce que les milouins
étaient nos canards préférés, ceux que nous chassions avec le plus de fougue et
de passion.
C'est de là que nous partions pour les affûts du soir ou du
matin, pour la « passée » des sarcelles et des canards. C'est de là
que partaient les vastes battues aux foulques, c'est là que commençait la
poursuite des bécassines. C'est là que, loin de la contrainte journalière,
l'esprit libre — ah ! oui, combien libre ! — délivrés des
soucis d'une vie exaspérante, c'est là que nous « vivions »
intensément, nous livrant de tout notre cœur à notre commune passion : la
chasse.
À l'est du « Cabanot », un bras de l'étang
s'allonge entre deux épaisses bordures de bruyères marines. La mer est là,
toute proche, et les canards adorent passer la nuit dans cette lagune peu
profonde où la nourriture est abondante. Le soir, à la tombée de la nuit, nous
les attendons, tapis dans de frêles abris de roseaux. Les canards frôlent les
tamaris, et, quand l'ombre est dense, on n'entend que le bruissement mystérieux
de leurs ailes.
Et, toujours, c'est au « Cabanot » que nous
retournons. C'est sous son toit de tuiles rouges que nous confectionnons de
savoureuses « pignates », que, sur les braises ardentes, nous
grillons l'anguille fine ou la « saoulanelle ».
Ah ! notre vieux « Cabanot », combien souvent
ma pensée, mon rêve s'envolent vers lui !
Durant les longues nuits d'hiver, serrés autour du feu, nous
écoutons hurler le vent. L'entendez-vous ? C'est le vent du nord, âpre et
glacé, violent et dur; c'est lui qui frappe à la porte ; c'est lui qui,
d'un coup d'aile, ébranle notre « Cabanot » sur ses bases et passe,
hurlant toujours. C'est le vent d'hiver ! Quel froid dehors ! Sur la
lande infinie, il court sans reprendre haleine, il ploie les roseaux et ronfle
en traversant les quelques pins rabougris qui gémissent. C'est le vent !
Devant lui, tout plie, tout cède ; c'est le « cers », roi de
l'hiver.
Dans notre cabane bien close, la bougie brûle lentement, les
flammes rongent les bûches, et, la pipe fumante à la bouche, mon chien près de moi,
je lis interminablement, les pieds effleurant les flammes claires.
Par-dessus ce calme intérieur, l'entendez-vous pourtant qui
hurle ? Le « Cabanot » en frémit. Mon chien dort, semble-t-il,
mais, dans son poil rêche, passent de longs frémissements. Inquiétudes ?
Rêves ? Non, c'est le vent, toujours le vent, qui, dans sa course
échevelée, apporte avec lui les clameurs de l'étang en furie, et « Fly »
frissonne, car le vent l'énerve. Cette clameur contient toutes les clameurs.
Tantôt c'est un râle qui s'enfle, s'enfle, et devient hurlement. Hurlement du
loup traqué, de la bête fauve, du fou dans sa crise, hurlement de l'angoisse et
de la mort. C'est le vent du nord, et une clameur incessante étreint la gorge
et le cœur, et se change en angoisse.
Nous sommes tous là pourtant, tous quatre, bien au chaud,
dans la pâle lumière de la bougie et du feu, dans tout le charme d'une soirée
après la chasse, entre amis. Qu'y a-t-il ? Pourquoi relevons-nous la tête ?
Pourquoi ces gestes brusques parfois ? Pourquoi ? Mais parce que la
clameur nous poursuit, nous hante, et les coups que le vent donne à la porte
retentissent en nous jusqu'au fond de nos cœurs.
Dehors la solitude infinie, le froid d'une nuit sans lune
livrée au vent ! Au dedans, la chaleur, la lumière, le calme ... Ah !
cher « Cabanot » ! ...
P. BOURREL.
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