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Tribune libre

Amodiataires

et sociétés de pêche et de chasse.

Si cette histoire était seulement celle de la société à laquelle j'appartiens, elle ne mériterait peut-être pas la peine d'être contée ; mais j'ai entendu les mêmes plaintes, les mêmes protestations aux quatre coins de la France.

Les infortunes qui vont faire l'objet de ce récit sont celles d'une société de chasse de Franche-Comté, aux confins de la Bourgogne et de la Bresse. Elles ne diffèrent pas sensiblement, par exemple, de celles de l'association des pêcheurs d'une antique et curieuse cité qui domine le confluent du Gers et de la Garonne. Là aussi j'ai entendu le même son de cloche et les mêmes doléances. Les pêcheurs et les chasseurs y sont, comme les riverains de toute rivière de quelque importance, exception faite, bien entendu, pour les sociétés qui ont eu la chance d'être amodiataires, les victimes d'une législation désuète, de pratiques anciennes et injustes qui leur gâtent un plaisir que pourtant, à leur gré, ils paient assez cher.

Le village où je vais me reposer quelques semaines chaque année compte cinq ou six cents habitants ; il y en avait le double au siècle dernier. Il n'est ni beau ni pittoresque, éloigné des gares, les communications sont difficiles par fer ; les hivers y sont longs et sévères. C'est pourtant là où je voudrais pouvoir aller un jour planter mes choux.

Je n'y suis point né ; mais bien des générations d'ancêtres dorment dans le petit cimetière entourant l'église. Mon arrière-grand-père avait été maire de la commune pendant quarante ans, et mon grand-père médecin plus longtemps encore. Ce sont ces considérations qui ont amené la société de chasse de l'endroit, pourtant jalousement fermée, à ne pas me considérer tout à fait comme étranger et à m'admettre comme adhérent.

La vaste plaine est fertile, terrains de cultures et d'élevage. Une très grande forêt domaniale, aux chênes centenaires et superbes, borde le territoire de la commune au nord-ouest ; la chasse en est gardée et constitue, en temps ordinaire, une réserve pour le lièvre. Les cultures de plaine s'étendent à perte de vue, au nord, vers la vallée de la Saône. À l'est, les monts du Jura, en bleu-ardoise, se profilent dans je lointain. Si le temps est très clair, le mont Blanc leur sert de fond.

À l'ouest, ondulent les vignes d'un cru de vin blanc, genre pierre à fusil, qui « tape sur la gueule », comme disent les Meusiens. Enfin, au sud, le territoire est bordé par une bien belle rivière : le Doubs, aux eaux froides, claires et rapides. Sur l'autre rive, la plaine de la Bresse commence.

Il y avait trois chasseurs au pays du temps de mes grands-parents, guère plus à l'époque de mon père ; il y a aujourd'hui une trentaine de chasseurs inscrits à la société de chasse.

Autrefois, bon an, mal an, chacun des trois chasseurs tuait trente ou quarante lièvres. De nos jours, les tableaux de chasse annuels, pour les chasseurs qui n'en font pas un métier, se réduisent à quelques perdrix et quelques cailles, exceptionnellement un lièvre.

Il est bien évident que le nombre des chasseurs est pour beaucoup dans cette pénurie de capucins ; mais d'autres raisons interviennent. En premier lieu, il faut mentionner l'habitude désastreuse qu'ont les cultivateurs d'emmener leurs chiens avec eux aux champs. Chiens de chasse, chiens de bergers, chiens policiers ne laissent aucun répit aux couvées ni aux levrauts. Je n'ai jamais entendu dire que l'Autorité ait fait, à ce sujet, la moindre observation, ni encore moins verbalisé.

Des braconniers, des renards, il y en a, bien sûr ; mais il n'y en a pas plus qu'autrefois et pas plus qu'ailleurs. Les dommages qu'ils causent, s'ils s'y ajoutent, ne peuvent toutefois se comparer à ceux faits par la divagation des chiens.

Voilà donc ce qui concerne le gibier sédentaire ; quant au gibier de passage, et au gibier d'eau en particulier, ceci est une autre histoire, et c'est bien là le gros souci des chasseurs, mes amis.

Sur un parcours de sept ou huit kilomètres, bordant soit sur une rive, soit sur l'autre, le territoire de six ou huit communes, la pêche et la chasse sur le Doubs sont amodiées, pour un prix jusque-là dérisoire, et de père en fils, par un commerçant cossu d'un bourg de la Bresse, bourg qui n'est même pas riverain du Doubs.

Au temps où la pêche à la ligne était libre et gratuite, où les chasseurs peu nombreux trouvaient leur satisfaction sur le territoire, les plaintes étaient modérées. Bien sûr, il était pénible de se voir lancer un filet dans un trou où l'on avait amorcé, dans un endroit réputé pour le vif, où les touches étaient fréquentes ; mais l'amodiataire ou ses mandataires ne venaient pas tous les jours aux mêmes endroits et la rancune n'était pas tenace. Cependant les relations commencèrent à se tendre le jour où l'amodiataire s'avisa de couvrir la totalité ou partie des frais de l'amodiation en autorisant, moyennant finance, certains particuliers à pêcher aux engins dans les « mortes », anciens lits ou bras du Doubs aux eaux calmes et profondes qui constituaient de merveilleuses réserves de poisson. Dès ce moment, mais surtout à l'époque du frai, jour et nuit, par des gens adroits et parfaitement outillés, les « mortes » furent écumées de main de maître et le poisson se fit rare à la rivière.

Pour la chasse aux canards, il restait toujours l'affût le soir; le garde ne s'y hasardait que très prudemment. Enfin, par protection, en y mettant le prix, certains purent obtenir du Bressan quelques permissions de chasse en barques sur parcours limité.

En somme, l'amodiataire d'une part, les chasseurs de l'autre se détestaient cordialement mais se supportaient.

Vint, en décembre dernier, le jour de l'amodiation pour cinq ans. Les sociétés de pêche et de chasse de mon pays caressèrent l'espoir, hélas ! bien ambitieux, de devenir les amodiataires des lots de pêche et de chasse détenus précédemment par le commerçant bressan, d'en faire la police, de limiter les droits et les devoirs de chacun. Deux fondés de pouvoir furent dépêchés.

Les malheureux mandataires firent de leur mieux ; mais la partie n'était pas égale, l'ancien amodiataire le fut encore pour les cinq années à venir, et les choses devaient, on le verra, se gâter tout à fait pour l'audacieuse société. En effet, le premier soin de l'heureux adjudicataire fut de faire savoir à la société en question qu'elle allait payer cher son audace : désormais, plus de pitié en cas de délit, défense de rôder près du Doubs avec un fusil, menace de gardes départementaux, plus de permission, à aucun prix, de chasse en barque, etc. Seuls, toutefois, par un effet de sa bonté, les écumeurs habituels des « mortes » auraient leur permission de pêche, en payant un prix fort.

La déception fut d'autant plus douloureuse pour mes compatriotes que les sociétés de chasse des communes situées en amont du lot en question, ou plutôt des lots en question, car il y en a, je crois, plusieurs, sont amodiataires des lots qui les intéressent et qu'elles peuvent ainsi, pour des redevances individuelles minimes, faire profiter leurs adhérents des avantages du gibier d'eau.

Telle est la situation.

Mais vraiment est-il concevable qu'à notre époque de tels abus, de telles injustices puissent se perpétuer sous le couvert de la légalité ? Voici un particulier fortuné qui a pu, de père en fils, et du fait qu'il n'a trouvé en face de lui que des sociétés peu nombreuses comme sociétaires et non groupées entre elles, brimer à sa guise les pêcheurs et les chasseurs de six ou huit communes riveraines où il ne réside même pas lui-même.

Jusqu'à décembre dernier, les redevances qu'il payait pour ses lots de pêche ne dépassaient pas le montant d'une quinzaine de cartes de pêcheurs à la ligne.

S'il s'agissait d'une chasse gardée où le propriétaire peuple, soigne, nourrit et garde le gibier, le problème ne serait pas susceptible d'être regardé sous le même angle ; mais il s'agit, sur les rivières de France amodiées dans des conditions analogues, uniquement de gibier de passage qui n'appartient à personne et que tout porteur de permis, riverain ou non, devrait pouvoir tirer ; même, et surtout les citadins, porteurs eux, pour la plupart, de permis généraux, malheureux chasseurs sans chasse.

Que ce droit soit dévolu à un seul, plus roué ou plus fortuné que le commun des chasseurs, voilà qui constitue un abus d'un autre âge et qui doit cesser.

L'État, dira-t-on, ne peut se priver d'un revenu comme celui constitué par l'amodiation des rivières : c'est entendu. Mais alors il est très facile de diviser le montant total de ce revenu par les deux millions de permis qui sont délivrés annuellement. Qu'il en fasse supporter à chacun la charge, qu'il force même la note, qui, ainsi, ne sera pas très élevée, j'en suis certain.

L'État y trouvera son compte et, du même coup, mettra fin à des abus trop connus, tout en faisant disparaître une injustice intolérable.

Léon VUILLAME.

Le Chasseur Français N°640 Juin 1950 Page 333