Nous avons vu (1) que la méthode biologique d'estimation de
dommages-intérêts consistait en l'étude comparative de la petite faune et de la
flore avant la pollution (ou en amont de la pollution, ce qui revient au même)
et après la pollution, cet examen restant valable deux ou trois mois après le
déversement accidentel, ou de façon permanente en cas d'empoisonnement
chronique.
Par l'étude de la petite faune et de la petite flore des
cours d'eau, on parvient à déterminer la diminution de la capacité biogénique
du fait de la pollution et, par conséquent, la diminution de la production en
poissons de la rivière à l'aide des formules du professeur Léger.
Seul, évidemment, un spécialiste averti peut déterminer
cette capacité biogénique d'après la détermination qualitative et quantitative
des diverses espèces de la petite faune et de la petite flore. Cette capacité,
B, est évaluée entre 1 et 10. À titre d'exemple, une rivière à truites de
montagne ne comportant pas de flore aquatique, sauf la mousse fontinalis sur
les pierres, possédant une densité moyenne de larves d'éphémères, d'ecdiures,
de petits crustacés tels que les gammares et de mollusques tels que la bythinie
ou l'ancyle, peut se voir attribuer une capacité biogénique de 5 à 6 ; ce
coefficient peut passer à 9 ou 10 dans le cas d'une de nos rivières à truites
normandes à cours lent, à riche flore aquatique immergée telle que cresson,
cardamine, callitriche.
La capacité biogénique B étant ainsi déterminée, la
productivité en poissons de la rivière, c'est-à-dire la quantité de poissons
que l'on peut chaque année pêcher dans la rivière sans l'appauvrir, est donnée
par la formule : K (en kg. de poissons) = BL, où L = largeur de la
rivière. Dans les rivières à cyprinidés, la productivité est double et est
donnée par la formule : K = 2 BL.
Quant au stock total de poissons contenu dans la rivière, il
est le double du rendement ; autrement dit, on peut chaque année, sans
inconvénient, enlever de la rivière la moitié des poissons qu'elle contient ;
mais, le poisson étant res nullius, le détenteur du droit de pêche, en
cas de destruction totale des poissons de son lot, ne peut avoir droit au
remboursement de la totalité des poissons tués par la pollution, mais
simplement de la quantité de poissons produite chaque année et qu'il aurait pu
normalement pêcher.
Donc, si la pollution est totale, le dommage par kilomètre
de rivière est : K = BL dans les rivières à salmonidés et K = 2 BL dans
les rivières à cyprinidés. Si la destruction n'a été que partielle et n'a
abouti qu'à la diminution de la capacité biogénique, celle-ci a un nouveau
coefficient B' inférieur à B ; le dommage ne sera que : K = (B - B') L ;
ou : K = 2(B - B') L ; ceci pour une année.
Mais la pêche ne permet pas toujours de capturer
complètement la production théorique annuelle ; on admet, en général, que
le rendement pratique se situe entre 50 et 100 p. 100 du rendement
théorique, le rendement de 100 p. 100 étant toutefois atteint en cas de pêche aux
engins.
Ce dommage annuel étant chiffré, il faut ensuite déterminer
le temps de reconstitution du cheptel normal ; deux cas se présentent :
1. Cas de pollutions accidentelles.
2. Cas de pollutions permanentes ou chroniques.
1. Pollutions accidentelles.
— Ce sont celles qui ont un effet passager ;
c'est, par exemple, le cas d'une rupture de bacs d'acide ou l'ouverture
intempestive par un ouvrier d'un robinet de vidange de produits nocifs. Outre
les poissons, toute la petite faune et la petite flore sont détruites ; la
cause ayant disparu, rien n'empêche cette petite faune et cette petite flore de
se reconstituer au bout de quelques mois. Comme, pendant un délai de deux ou
trois mois, la petite faune n'a pas encore commencé à se reconstituer, l'expert
peut valablement venir estimer et, en descendant le cours de la rivière,
effectuer ses sondages et ses mesures de la capacité biogénique jusqu'au point
aval où la pollution a cessé de faire sentir ses effets et où il retrouvera la
même capacité biogénique qu'avant la pollution ou au-dessus de l'effluent
nocif.
L'expert estimera, d'une part, la perte de jouissance du
droit de pêche et, d'autre part, la valeur des repeuplements artificiels
auxquels il sera nécessaire de procéder. La perte de jouissance sera constituée
par la somme des pertes de production annuelles successives jusqu'à ce que le
peuplement soit redevenu normal ; ce temps de reconstitution peut être
estimé entre trois et six ans, car, si les petites espèces telles que le gardon
arrivent à reproduire dès l'âge de deux ans, la plupart des espèces
intéressantes (truites, carpes, etc.) ne fraient pas avant trois ou quatre ans.
La durée de reconstitution sera donc estimée à six ans si l'on ne pratique pas
le repeuplement artificiel, et à trois ou quatre ans si on le pratique.
Prenons, par exemple, le cas simple d'une rivière à truites
avec un kilomètre où le peuplement a été complètement détruit ; la perte
de jouissance égale la perte du rendement, soit, la première année : K1
= BL. Nous admettrons que la reconstitution totale du cheptel de la rivière
sera accomplie au bout de quatre ans ; dans ces conditions, la perte de jouissance,
la deuxième année, ne sera plus que K2 = BL x 3/4 ; la
troisième année, elle ne sera plus que K3 = BL x 1/2 ; et, la quatrième
année, elle sera : K4 = BL x 1/4. Si P est le prix moyen du
kilogramme de poisson, la perte de jouissance totale sera donc : P= K1
+ K2 + K3 + K4 = 2,5 BL.
Prenons le cas concret d'une rivière à truites large 10
mètres dont la capacité biogénique est de 8 et ayant une population piscicole
de 8/10 de truites et 2/10 de chevesnes. La perte de jouissance sera, pour un
kilomètre de rivière : 2,5 BL = 200 kilogrammes de poisson, ce qui, à
raison de 400 francs le kilogramme de truites et 80 francs le kilogramme de
chevesnes, nous donnera : 64.000 francs de truites et 3.200 francs de
chevesnes, ou, au total, 67.200 francs,
L'expert doit aussi estimer la valeur du repeuplement
artificiel. Ce repeuplement est nécessaire pour hâter la reconstitution du
cheptel ; une autre formule du professeur Léger indique le nombre N
d'alevins de truites de six mois à déverser par kilomètre de rivière ; ce
nombre est : N = 20 BL, soit, dans le cas particulier traité ci-dessus :
N = 20 x 8 x 10 = 1.600 alevins de truites de cinq à six mois. Ce déversement
devra être pratiqué pendant les quatre années de la reconstitution. Dans le cas
d'une rivière à cyprinidés, la formule du professeur Léger ne s'applique pas ;
on peut admettre, par analogie avec la pisciculture en étang, qu'il faut
déverser par hectare d'eau (c'est-à-dire, par exemple, sur un kilomètre de long
et 10 mètres de large de rivière) entre 10 et 15 kilogrammes de poissons de un
été.
2. Pollution permanente.
— Le problème est plus complexe ; de nombreuses
espèces de la petite faune et de la petite flore ne peuvent plus vivre dans la
rivière partiellement polluée : c'est le cas, notamment, des espèces d'eau
très pure telles que les éphémères, les phryganes et certains mollusques tels
que l'ancyle ; au contraire, d'autres espèces sont indifférentes ou moins
sensibles aux pollutions. De toute façon, la capacité biogénique de la rivière
est réduite de façon permanente, et B' est inférieur à B ; il en résulte
une diminution permanente de la productivité en poisson qui peut être donnée
par la formule : P = (B - B') L. L'expert, comme nous l'avons dit plus
haut, fera plusieurs sondages dans la partie du bief touchée, décomposera ce
bief en portions ayant la même capacité biogénique et décidera de la perte
subie par chacune de ces parties de bief jusqu'au point où la capacité
biogénique d'aval est redevenue la même que celle d'amont.
Il y a lieu également pour l'expert d'estimer
qualitativement et quantitativement les repeuplements artificiels nécessaires
pour amener la productivité de la rivière au niveau convenable. En effet, si le
poisson peut vivre dans ces eaux partiellement polluées, sa reproduction est,
de toute façon, très compromise, et le développement des œufs et des jeunes
alevins y est le plus souvent impossible.
Un troisième cas est celui de pollution chronique en
évolution. C'est le cas, par exemple, d'un industriel qui a réalisé des travaux
importants et dont la mise au point des travaux s'effectue sur plusieurs
années. Ainsi donc, chaque année à la même époque, l'expert devra passer
évaluer les dommages causés, qui doivent être normalement en évolution
régressive jusqu'au moment où les travaux réalisés auront une action telle que
la pollution pourra être considérée comme négligeable.
Telle est, dans ses grandes lignes, la méthode biologique
d'estimation de dommages-intérêts dus en cas de pollution. De plus en plus, les
tribunaux appelés à juger des différends entre industriels pollueurs et
sociétés de pêche prescrivent la nomination d'un expert chargé d'estimer les dommages-intérêts
selon la méthode ci-dessus. Cette méthode, appliquée par un expert vraiment
compétent, a le grand avantage d'éviter l'estimation à vue d'œil. Elle permet à
l'industriel et aux pêcheurs de suivre les travaux réalisés, de déceler le taux
biologique d'amélioration et de rendre en même temps les deux parties adverses
conscientes des dégâts réellement causés et des efforts à faire pour y parer.
Cette méthode étant rationnelle, elle évitera des récriminations sans fin sur
le chiffre des dommages-intérêts obtenus, qui est, évidemment, toujours jugé
exorbitant par l'industriel et ridiculement bas par la société de pêche. Cette
méthode permettra donc d'éviter de vaines polémiques entre industriels et
pêcheurs.
DELAPRADE.
(1) Voir Le Chasseur Français de mai 1950.
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