Aujourd'hui nous savons que, si elles sont de toute
évidence dangereuses, les murènes n'attaquent point l'homme. Mais cette
connaissance est toute récente et encore limitée géographiquement. Le grand
ichtyologue Louis Roule pouvait encore écrire en 1942 : « Les
murènes, bien que peu portées à poursuivre dans l'eau une longue attaque,
montrent cependant, lorsqu'on les approche, une capacité agressive. »
Aucun naturaliste ne pourrait écrire cela aujourd'hui s'il tenait compte de
l'expérience des chasseurs sous-marins, car ceux-ci sont unanimes pour affirmer
que les murènes n'attaquent pas (1).
On voit bien ici tout ce que peuvent apporter à l'histoire
naturelle les observations des nouveaux plongeurs. On se demande sur quoi on
pouvait au juste baser, naguère, des affirmations comme celle-ci : la
murène attaque l'homme. Que pouvait-on en savoir ? Quelle anecdote
exceptionnelle et peut-être exagérée était à la base de cette « idée reçue » ? ...
Naît la chasse au fusil sous-marin, et son équipement, naît le scaphandre
léger. Du coup, des hommes passent plusieurs heures chaque jour dans la mer,
rencontrent des poissons au coin des rochers, les observent, les poursuivent,
les attaquent. Maintenant oui, nous pouvons parler du comportement de la murène
devant l'homme, et nous savons qu'on ne savait rien : la murène se défend,
elle n'attaque pas.
Rien n'est à craindre d'une murène qu'on laisse tranquille.
Mais, si le plongeur la blesse, il doit se tenir ensuite sur ses gardes. Ainsi
le prouve l'histoire d'un chasseur qui, à la Garonette, sur la Côte des Maures,
voulut ramasser au fond le filin d'un harpon venant de transpercer une murène :
il fut mordu par l'animal sorti furieusement de son trou.
Plus exceptionnelle est l'aventure vécue par le Dr Ojard à
l'Ile du Levant. Voyant une murène à demi cachée par les algues, il prend sa
queue pour sa tête et la pique donc à la queue. Pour comble de malheur, son
harpon s'est fiché profondément dans le fond. Impossible de le tirer de là, faute
du point d'appui que l'on aurait sur terre, avec les deux pieds bien ancrés sur
le sol. Pendant ce temps, la murène, déchirant sa blessure, parvient à se
dégager. Le plongeur comprend le danger, s'enfuit ; la murène, en effet,
se précipite sur lui. Mais elle n'insiste pas et, après deux ou trois mètres,
revient en arrière. Ainsi, même en de telles circonstances, on ne peut dire que
la murène attaque l'homme. Elle se défend activement sans jamais poursuivre ses
assauts.
Le plus souvent, elle se contente d'une attitude menaçante
et ne passe pas à l'attaque. Voici deux brefs récits, l'un de Robert Devaux,
l'autre de Bernard Gorsky, deux chantres du nouveau sport. « Il nous est
arrivé, écrit Devaux, de trouver une murène à découvert, ce qui est absolument
extraordinaire, dans une faille large et profonde ; au lieu de s'enfuir
dans un trou, la bête nous fit face, se dressa sur la queue à la manière d'un
serpent, gonfla son cou en ouvrant une gueule menaçante. Nous lâchâmes notre
harpon dans la gueule du petit cobra. C'est avec une jouissance morbide que
nous avons vu notre pointe ressortir derrière le cou. »
Quant à Gorsky, il raconte que, au cap Lardier, ayant raté
un poisson, il descendit chercher sa flèche qui était allée se planter juste
devant une petite faille rocheuse : « Je saisis mon harpon à deux
mains et tirai ; la pointe était solidement fichée. À bout de souffle, je
forçai en tous sens ; cela céda enfin ; j'allais prendre le bas de la
hampe, au ras du sol, lorsque, de la faille, sortit brusquement la tête noire
d'une murène ; le haut du corps suivit. Sa tête pointée à moins d'un mètre
de la mienne, la bête me regarda. Cela ne dura qu'une demi-seconde ; mais
c'était seulement la troisième murène que je voyais, et je fus saisi d'une
telle angoisse que je me sentis frissonner ; lâchant instinctivement
harpon et fusil, je remontai à la surface. Me croyant attaqué, j'allais fuir,
mais jetai néanmoins un regard derrière moi : rien ... La murène, en
bas, s'enroula autour de la flèche toujours légèrement plantée. Celle-ci tomba,
et la bête fila dans son trou. »
Si de telles aventures donnent du piment à la chasse de ce
gibier, elles ne signifient nullement que la murène attaque le baigneur. Ce
poisson pratique une défensive active : il se défend quand on l'attaque,
il mordrait une main qui s'avancerait dans son trou, il veut mordre, toujours
mordre ce qui le harcèle ou lui fait mal.
Tous les chasseurs ont été impressionnés, quand ils ont
harponné une murène, par les contorsions qui la nouent, par la férocité avec
laquelle sa gueule veut mordre, désespérément, l'acier de la flèche ; tous
prennent la précaution de tenir alors leur harpon à bout de bras ; et
chacun préférerait laisser tomber arme et poisson plutôt que de se laisser
atteindre par une murène harponnée trop loin de la tête et donc trop libre de
ses mouvements.
À ce propos, voici une amusante anecdote. Un plongeur
niçois, François Costamagna, vise une murène dans un trou ; il en
retire ... deux. Le voilà avec deux gueules menaçantes au bout de sa
flèche ; une des bêtes, prise près de la queue, parviendra peut-être à le
mordre ; et, pourtant, il ne veut pas renoncer à ce magnifique coup
double. Et les gueules veulent toujours mordre. Que faire ? ... Notre
plongeur trouve la solution ; il enlève, tout en nageant, son caleçon de
bain et le donne en pâture aux crocs menaçants.
Toujours la murène se retourne vers qui l'attaque, même
quand elle est hors de son élément. Sortie de la mer, elle garde en effet
longtemps une grande vitalité grâce à l'eau emmagasinée derrière ses opercules ;
alors, elle peut s'élancer sur quiconque s'approche de trop près.
Une chasse rapportée par Bernard Gorsky est à cet
égard-significative. Quatre amis plongeaient d'une barque pour chasser sur de
hauts fonds. Trois se trouvaient à bord, quand le quatrième harponna une murène
de quatre livres et la jeta dans le bateau, bondissante, se tordant
désespérément. Elle se débattit avec tant de violence qu'elle se dégagea de la
flèche. Alors elle devint si dangereuse que les quatre chasseurs se dépêchèrent
de piquer une tête dans la mer. Ils n'eurent d'autre ressource que de pousser,
à la nage, la barque jusqu'à la côte heureusement proche. Ainsi des sportifs
accoutumés à affronter des murènes dans la mer eurent peur d'une d'elles,
blessée à mort, en dehors de son élément : c'est bien la preuve que ces
poissons se comportent de façon différente dans les deux cas.
Il faut rapprocher de cette anecdote un récit presque
semblable de Hyatt Verrill dans Mœurs étranges des poissons : aux
Bermudes, une murène prise à la fouine, jetée dans une barque, mordit la hampe
de la fouine, la brisa et bondit alors sur les pêcheurs, qui lui abandonnèrent
aussitôt le bateau.
Dans ces conditions, puisque la murène n'attaque pas
l'homme, quelle foi peut-on accorder aux antiques histoires de Romains faisant
jeter des esclaves aux murènes ! C'est bien simple : aucune. Ne
serait-ce que pour une seule raison bien suffisante : la denture des
murènes n'est pas faite pour couper, pour cisailler, mais inclinée vers
l'arrière, pour retenir une proie que le poisson avale ensuite comme un
serpent. Tous les chasseurs, tous les gardiens d'aquariums sont formels :
une murène ne peut pas manger un homme, même pas lui couper un bras ...
Pierre DE LATIL.
(1) Voir Le Chasseur Français de mars et mai 1950.
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