Les premières sociétés cyclistes, celles qui se fondèrent
vers 1890, aussitôt après l'invention de la bicyclette, n'avaient guère pour
membres que des cyclotouristes. Le mot n'existait pas encore, parce qu'il n'y
avait pas lieu de distinguer plusieurs catégories de
« vélocipédistes ». On ne faisait de la bicyclette que pour se
promener, faire des excursions, parfois des voyages, en constatant avec
ravissement les avantages qu'elle procurait alors sur tous les autres moyens de
locomotion. Il y avait bien quelques coureurs, dont certains illustres, mais
leur nombre étaient infime par rapport à la foule sans cesse accrue des
possesseurs de bicyclette ; et il n'était pas encore question chez les
employés et ouvriers de se rendre à leur travail en pédalant : le vélo à
mille francs-or était un objet de luxe.
Donc les sociétés cyclistes étaient composées
essentiellement de petits et grands bourgeois, jeunes et vieux, qui faisaient
du cyclotourisme sans le savoir. Ils ne se groupaient que pour organiser leurs
sorties, reconnaître en commun des itinéraires, discuter des qualités de leurs
machines et, naturellement, se livrer, même au cours des promenades les plus
paisibles, à des luttes sournoises pour se lâcher dans les côtes ou arriver
premier à l'étape ; et tout le monde de s'enorgueillir du kilométrage
atteint. Le démon sportif n'a jamais trouvé meilleur terrain où se déchaîner
que parmi les cyclistes.
Pour satisfaire aux exigences de ce démon, les dirigeants de
sociétés vélocipédiques durent bientôt organiser des courses, tantôt réservées
aux membres de la société, tantôt « inter-clubs ». Il y eut donc des
vainqueurs, des champions, qui accordèrent plus de temps et de soins à leur
entraînement qu'aux promenades de camarades. Ce furent les « coureurs
amateurs » de la belle époque. Ils défendaient avec acharnement les
couleurs de leur club. Quand leur classe s'affirmait supérieure, ils passaient
professionnels. Dans une certaine mesure, les sociétés devinrent alors des
écoles de coureurs. Cependant elles conservèrent longtemps, au delà de 1900, un
caractère cyclotouriste, la plupart des membres continuant à faire des
excursions, dont quelques-unes consistaient à rallier par la route les
itinéraires sur lesquels bataillaient les champions du club. Pour les « supporters »
de ce temps-là, la bicyclette était le seul moyen pratique de se rendre sur le
terrain.
Les sociétés furent donc mi-touristiques, mi-sportives. Cela
ne dura pas longtemps ; le sport devint l'objet principal, la raison
d'être des clubs. Négligés et même ridiculisés, les cyclotouristes désertèrent
leurs ingrates associations et n'en formèrent pas d'autres. Pendant de longues
années, jusqu'à l'après-guerre de 1914, le cyclotourisme ne fut représenté que
par le Touring-Club, auquel ses tâches multiples et fort vastes, s'étendant à
tous les tourismes, ne permettaient plus d'être une société cycliste
spécialisée.
Cette décadence du cyclotourisme coïncida avec la
disparition des coureurs amateurs (ceux d'aujourd'hui ne sont que des apprentis
professionnels ou des professionnels camouflés) et avec l'avènement de
l'automobile. Les sociétés se consacrèrent de plus en plus à la « fabrication
des champions », en même temps que bourgeois et semi-bourgeois se
détournèrent d'un engin de locomotion devenu « le cheval du pauvre » ;
détestable métaphore qui fit grand tort à la considération que même les riches
avaient eue pour la bicyclette. Celle-ci, démocratisée, ne fut plus qu'une « machine
à gagner des courses » ou l'économique engin de transport des
travailleurs.
Les sociétés, devenues sportives, ne périclitèrent pas ;
bien au contraire, elles se multiplièrent à mesure que les courses cyclistes
prirent de la vogue ; il n'est maintenant ville de quelque importance qui
n'en compte plusieurs, rivalisant dans la tâche de lâcher tous les ans de
nouveaux « poulains » dans la course à la gloire et à l'argent. La
jeunesse répond merveilleusement à leurs sollicitations. Tout gamin rêve de
gagner le Tour de France ; il ne s'agit que de s'engager dans un club qui
le soigne et qui, s'il marche un peu, lui fournisse son « matériel ».
Ce recrutement massif permet aux sociétés de grouper sous leurs bannières
d'innombrables « espoirs » qu'elles font peiner à l'entraînement et
qu'elles alignent tous les dimanches d'été, en peloton : compacts, en des
épreuves de débutants et de 4e catégorie.
Tous les ans, de cette sélection féroce il émerge une
vingtaine d'hommes de classe, dont deux ou trois vrais champions. Des autres,
on n'entend plus jamais parler ; et le plus triste, c'est que la plupart de
ces jeunes gens renoncent à la bicyclette, qui a déçu leurs ambitions.
Tout le monde ne peut être coureur, et bien des gens qui
aiment pédaler ne tiennent pas à l'être. Une réaction s'imposait contre
l'exclusivisme sportif de la plupart des sociétés. Elle s'annonça dès 1920 et
prit de plus en plus d'ampleur ; elle s'appuya sur les agréments du
cyclotourisme, la commodité du changement de vitesse, la renaissance du tandem,
la remise en état des routes. La voix des pionniers restés fidèles au tourisme
à bicyclette se fit de mieux en mieux entendre, et des sociétés de
cyclotourisme se fondèrent ou renaquirent, devenues si nombreuses et actives
qu'elles purent se grouper en une fédération assez puissante, dont l'activité
et l'autorité grandissent de jour en jour.
Les sociétés sportives ont vu croître ces rivales, d'abord
avec indifférence, puis avec inquiétude. Pour soutenir la concurrence, elles
accordent de plus en plus d’intérêt au cyclotourisme, ouvrent leurs rangs à
d'autres cyclistes que les coureurs, organisent excursions, rallies, brevets et
autres manifestations qui, sans être des courses de professionnels, mettent un
brin de sport dans ces amusements de touristes.
En même temps, les apôtres du pur cyclotourisme ont vu le
ver se mettre dans le fruit de leurs efforts. Le sport a contaminé leurs
troupes. Les cyclo-sportifs, férus d'épreuves sur machines spéciales, de « temps »
réalisés en étapes de montagne, de diagonales menées à travers la France,
s'opposent aux cyclotouristes, qui affichent leur mépris constant pour ces
compétitions, ces courses « qui n'osent pas dire leur nom ». Cette
discorde, si elle se prolonge, aboutirait à l'affaiblissement, puis à la
disparition des sociétés de pur cyclotourisme. Car il faut aux jeunes gens un
élément sportif pour qu'ils soient attirés et conservés au cyclisme. Cependant,
ce sport ne doit pas être d'emblée celui des coureurs cyclistes, trop dur, trop
ingrat pour quiconque ne possède pas d'aptitudes exceptionnelles, ou qui ne
peut se consacrer exclusivement à ce métier.
Ainsi les sociétés de cyclotourisme ont fait sa place au « cyclo-sportisme »
et la lui feront sans doute de plus en plus grande ; et, comme les
sociétés sportives font de même, on peut croire que l'on revient à la formule
première, celle de 1890, les clubs redevenant éclectiques, c'est-à-dire
groupant en sections diverses cyclotouristes purs, cyclo-sportifs et coureurs.
Le débouché offert aux ardeurs juvéniles par les épreuves cyclo-sportives en
détournera beaucoup de jouer inutilement au « couraillon ». Les cyclo-sportifs
ayant fait preuve d'une grande valeur trouveront aisément à la manifester en
des courses de professionnels ; et, quelle que soit la voie qu'on aura
suivie, quand l'âge aura assagi les uns ou que des échecs trop marqués auront
rebuté les autres, ils seront retenus à leur société par les manifestations de
cyclotourisme qu'elle organisera et contrôlera tout autant que les sportives.
Dr RUFFIER.
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