Depuis vingt ans et les voyages autour du monde de
navigateurs solitaires, dont Alain Gerbault fut le précurseur, la littérature
s'est annexé les îles de l'Insulinde, de l’Océanie et du Pacifique. On n'entend
plus de récits de voyages. Ce sont de tumultueuses ou langoureuses poésies,
surtout de la part d'écrivains qui n'ont jamais quitté le coin du feu, et ont
puisé leurs récits dans quelques encyclopédies de voyages.
Il en résulte que, pour les lecteurs, toute île lointaine
est un éden caressé par les alizés, sous un climat exquis, au milieu d'une
végétation luxuriante, sous un soleil magnifique, pendant que des récifs de
coraux forment invariablement une ceinture dangereuse à un lagon aux eaux
calmes et bleues ou vertes, en laissant mollement évoluer graciles balancelles
ou fragiles pirogues.
La vérité est souvent tout autre, et il faut savoir que les
Nouvelles-Hébrides sont encore peuplées de cannibales dégustant la chair de
leurs semblables et sachant préparer avec componction un gigot de blanc ou un
rôti de jaune.
Les Nouvelles-Hébrides sont mystérieuses, même pour les
explorateurs. Elles le doivent à la jungle difficilement pénétrable qui les
recouvre, autant qu'à leur position géographique en dehors des lignes maritimes
fréquentées. Elles sont d'un accostage difficile du reste, et leur nombre
important épandu sur plus d'un millier de kilomètres ne facilite pas leur
visite. Elles se situent au-dessous de l'équateur, dans le Pacifique-Est. Leurs
habitants sont des Canaques vivant sans organisation sociale, en petits
villages, sous l'autorité de chefs autonomes, et ensevelis sous les forêts. Il
est très difficile de les atteindre, même pour des gens du pays, car la
géographie du lieu est montagneuse, tourmentée de marécages, torrents et
ravins. Il y a quelques pistes ne méritant même pas le nom de sentiers.
Pour les ethnographes, ces sites constituent de magnifiques
réserves naturelles d'anthropologie. Les Européens ayant eu le courage de
coloniser et la volonté de rester sont rarissimes et se cantonnent dans
quelques rares terres de la côte. Ils sont tiraillés du reste entre les deux
méthodes colonisatrices du condominium France-Angleterre. Il s'ensuit qu'au
lieu de coloniser les sauvages de l'intérieur, ce sont eux qui, petit à petit,
régressent vers des mœurs plus que frustres. Seuls quelques fonctionnaires,
siégeant en la capitale de Port-Vila, ne se laissent pas absorber par cette
ambiance ... car ils s'empressent de demander leurs changement.
Cependant cette peur, qui s'empare de tout Européen
nouvellement débarqué, est surtout le fruit d'une légende. Pratiquement, ces
Canaques ne consomment pas, dans leurs repas rituels, plus de dix à douze
blancs par an. Et, selon leur code gastronomique, les femmes sont exclues de
ces agapes. Il y a plusieurs raisons à ce cannibalisme, et la première est que
pour eux les « viandes » de blancs sont particulièrement savoureuses,
ensuite se pose une question de « morale » (car tout est relatif). Le
blanc qui vient troubler leur quiétude commet, pour eux, un sacrilège. À ce titre,
la réparation ne saurait être complète que si le criminel même mort ne risque
point de souiller la terre des ancêtres. Le seul moyen de le faire disparaître
est donc de le manger intégralement.
Toutefois il ne faut pas généraliser, et il existe des peuplades
quelque peu hospitalières. Elles se situent dans les régions justement les plus
hostiles, aux sols volcaniques, aux laves pétrifiées et généralement aux points
d'eaux fort rares. Ces indigènes se déplacent parfois et vont demeurer dans des
abris de branchages, au milieu des marécages, sous la forêt dense. Ce sont sans
doute ces migrations temporaires qui leur ont donné un certain sens de
l'hospitalité relative. Ils préfèrent alors à la chair humaine, dont ils ont
perdu l'habitude non par civilisation mais par « dégoût », d'énormes
sangsues vivant dans des herbages humides et les mangent crues ... en les
offrant à pleines mains à leurs convives.
Cannibales ou non, les Canaques sont extrêmement fermés à
tout ce qui n'est pas leur famille. Même entre eux, il y existe de terribles
rivalités de clans séparés par des haines féroces. Un caractère essentiel des
Canaques est une honnêteté extrêmement stricte. L'explorateur qui, accompagné
d'un guide, arrive à pénétrer dans un village peut conserver la crainte d'être
mangé, mais il a, en contrepartie, la certitude de ne pas avoir ses bagages
pillés. Le Canaque est, en plus, prévenant, et le guide ne manque pas de
signaler les lieux dangereux ou les plantes aux lianes coupantes.
Si les habitants sont d'un commerce agréable, jusqu'à offrir
leur estomac pour sépulture, le paysage est plus accueillant, au moins vu du
bateau. Les îles sont ou très plates, ou en pyramide, selon qu'il s'agit d'une
île de coraux ou d'un volcan émergé. Mais toujours le site est couvert d'un
dôme d'arbres à végétation luxuriante, grâce à un climat chaud et pluvieux.
Pour le botaniste, c'est un pays de rêve, où les fougères les plus somptueuses
sont associées aux lianes les plus souples. Le géologue y trouve aussi son
compte, surtout avec les volcans, dont une quarantaine sont éteints, avec les
cratères formant lacs, tandis qu'une vingtaine continuent une activité réduite
à des émissions de fumeroles et des solfatares, avec aussi quelques geysers. On
ne peut toutefois généraliser ces tableaux, car chacune de cette centaines
d'îles a son caractère très particulier.
L'ensemble de la population canaque est composée de noirs et
leur nombre ne dépasse pas une quarantaine de milliers, dont le quart
d'anthropophages. Mais ces noirs sont bien loin de présenter des caractères
uniformes. Ils constituent des groupes nettement individualisés. Certains sont
véritablement des représentants des hommes préhistoriques, hirsutes, hideux,
terrifiants; d'autres, bien au contraire, sont de beaux types d'individus
possédant même une finesse relative. Les femmes présentent un curieux aspect,
celui d'être des négresses blondes, mais c'est là un artifice de beauté, car
elles se couvrent les cheveux d'un enduit de jus de fruits exotiques.
Ces Canaques observent des rites secrets, et chaque village
groupant de 30 à 100 habitants est nanti d'une place de la « danse »,
avec des statues totémiques où ils croient voir se situer les âmes de leurs
ancêtres. Tout autour se situent leurs huttes formées de bambous et de branches
de palmiers. À travers elles grouillent des centaines de porcs qui constituent
leurs élevages nationaux. Il s'agit d'une race sélectionnée, dont le critérium
est d'avoir de longues dents recourbées arrivant à former une et parfois deux
spires. Ces dents constituent, de leur côté, une seconde richesse nationale,
car les indigènes s'en servent comme breloques, pendentifs, talisman, et
commercent avec.
Janine CACCIAGUERRA.
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