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En république Argentine

La foire aux terrains

Je venais d'arriver à Buenos-Aires, l'âme en fête d'avoir enfin trouvé, après des années passées dans les forêts solitaires du Brésil, une grande et belle ville, toute grouillante d'une activité débordante. L'esprit joyeux, j'allais musardant, tout en suivant un grand boulevard qui longeait les quais, quand, passant devant un magasin ouvert à tout venant, une voix vibrante attira mon attention. Curieux, je m'arrêtai, pour regarder un grand bonhomme, grimpé sur une sorte d'estrade, qui gesticulait en criant :

— 15, 15, 15, 16 pesos (1) pour le monsieur du fond ...

17 pour la dame au chapeau vert, 18 ... 18 ...

Et, brandissant un petit marteau, il allait, désignant l'un après l'autre ceux des assistants qui faisaient monter les enchères. Puis, reprenant son boniment, il vantait la marchandise placée devant lui, se composant d'une dizaine d'objets parmi lesquels se détachaient : revolver, couteau de chasse, montre, cravache, éperons de gaucho, etc.

À pas lents, j'entrai dans la boutique, le groupe des spectateurs m'entoura aussitôt, et le commissaire-priseur, à bout d'arguments, reprit les enchères :

— 18 ... 18 ... Personne ne dit mieux ?

Et, d'un coup sec frappé de son petit marteau, il adjugea le lot d'objets divers à un gros monsieur qui passa aussitôt dans l'arrière-boutique pour, je le supposai, en payer le prix et prendre livraison de son acquisition.

Un autre lot d'objets vint prendre la place de celui qui venait d'être vendu, et la cascade des enchères recommença de plus belle :

— 10 :.. 10 ... 11 ... 12 ... 15 ... 17 ... 18 ...

« C'est pour rien, pensai-je, tous ces objets pour seulement 18 piastres ! ... »

Et, timidement, d'un signe, j'accrochai l'enchère ... pour me voir aussitôt déclarer dernier enchérisseur ! Je me dirigeai, comme c'était l'usage, vers la pièce du fond où j'alignai mes 18 piastres et voulus prendre possession du lot entier que je pensais avoir acquis.

— Doucement, señor ! me fit l'employé, après s'être emparé de mon argent, doucement, répéta-t-il avec un sourire mielleux, dix objets à 18 piastres, cela fait au total 180 piastres que vous devez payer !

— Comment, protestai-je, le feu des enchères ne couvrait-il pas le lot entier ?

— Non, señor, c'était pour chacun des objets.

— Eh bien ! lui dis-je, rendez-moi mon argent, je n'ai que faire pour ce prix de toute cette quincaillerie ...

— Vous n'y pensez pas ! me répliqua-t-il : les 18 piastres que vous avez versées ne sont qu'un acompte du prix total que vous nous devez, et ces objets sont à votre disposition ...

Croyant ne pas avoir suivi assez attentivement l'énoncé des conditions de la vente, je me trouvai perplexe, et ma qualité de nouveau venu dans le pays m'empêcha de réagir. Je m'en fus, l'oreille basse, jurant, mais un peu tard ...

Je me dirigeai vers le centre de la ville et quelle ne fut pas ma surprise d'apercevoir un peu partout des magasins semblables, décorés de grands panneaux multicolores où s'étalaient avec prodigalité des promesses alléchantes, invitant le public à assister à des ventes aux enchères de terrains, meubles, vaisselles, bijoux, conserves, etc.

« Quel singulier pays, pensai-je, tout se vend donc aux enchères ? » Mais, instruit par ma dernière expérience, je ne m'y attardai pas et continuai mon chemin, me souvenant qu'un grain de prudence valait mieux qu'un grenier de subtilité, puis je rentrai à mon hôtel.

Le soir, en dînant, je contai ma mésaventure à mon voisin de table.

— Vous êtes tombé dans un remate (vente aux enchères) louche, me dit-il, dirigé par un aigrefin, assisté de compères qui font office de figurants et sont là pour attirer les nouveaux débarqués.

— Et la police n'intervient pas ? m'insurgeai-je.

— Ces sortes d'opérations ont une apparence licite. Le rematador (commissaire-priseur) annonce dans un verbiage souvent incohérent qu'il va vendre l'un des objets avec option sur les autres, ce qui est tout à fait légal. Mais ce qui l'est moins, ce sont les ventes fictives qu'il réalise par le truchement de ses compères dans le but d'inciter le premier pigeon qui entre à se laisser plumer.

— Eh bien ! fis-je observer à mon interlocuteur, la ville est pleine de ces espèces de tripots.

— Ne croyez pas cela ; en dehors de la zone portuaire, les remates sont, pour la plupart, conduits avec probité. Oui, poursuit-il, ces ventes aux enchères sont entrées dans les mœurs, et celles qui se réalisent dans la grande banlieue de Buenos-Aires obtiennent un succès tel qu'elles sont devenues partie intégrante de la vie sociale et économique du pays. Tenez ! ajouta mon commensal, en déployant un volumineux journal : ce quotidien, avec ses 42 pages, dont 10 d'entre elles sont illustrées et réservées aux arts et à la littérature, 16 à l'actualité politique et sociale du pays et aux nouvelles du monde entier, et dont les 16 autres pages sont consacrées aux annonces des innombrables ventes de terrains qui s'effectuent, tous les dimanches, aussi bien dans Buenos-Aires que dans un périmètre de 50 à 60 kilomètres en dehors de la capitale. Des trains spéciaux, des autos de grand tourisme, des cars luxueux sont mis gratuitement à la disposition de tout le monde, sans qu'il incombe aux éventuels intéressés aucune obligation d'acquérir un terrain ou même d'assister au remate !

» Voyez ! ajouta-t-il, c'est par milliers que ces annonces s'étalent en gros caractères sur plusieurs colonnes, pour convier les éventuels acheteurs à réclamer les plans des lotissements et les billets gratuits d'excursions pour se rendre à la foire aux terrains.

— Mais alors, fis-je, il est possible d'aller se promener à la campagne sans bourse délier ?

— C'est ce que je fais tous les dimanches et, si vous désirez m'accompagner, choisissons ensemble parmi ces innombrables annonces une vente assez importante pour que vous puissiez en apprendre la mise en scène et en goûter tout le pittoresque. Voyons ! poursuivit-il tout en parcourant les pages du quotidien, voici un lotissement de 500 lots situé à une vingtaine de kilomètres de Buenos-Aires et dont certains sont déjà plantés de jeunes eucalyptus. Cet autre, moins éloigné de la capitale, offre à chaque acheteur d'un terrain une prime de 10.000 briques pour construire sa maison. Celui-ci vend des jardins d'une superficie d'un demi-hectare, celui-là des lots au bord d'une délicieuse petite rivière bordée de saules pleureurs, etc.

— Mais, objectai-je, les futurs acquéreurs sont donc si aisés que cela leur permette de pouvoir acheter ces propriétés ?

— Excusez-moi, j'ai omis de vous dire que tous ces terrains se vendent payables en 120 mensualités de 3 à 20 piastres chacune, sans intérêts, et que, dès le premier acompte versé, les acheteurs peuvent, s'ils le désirent, prendre possession de leur terrain pour le transformer en jardin potager ou y bâtir leur maison. Voici encore l'offre de cette autre annonce qui promet de vendre de petites maisons déjà bâties aux mêmes conditions que les terrains et dont le coût mensuel n'est pas supérieur à un modeste loyer.

— C'est magnifique, m'exclamai-je, ce sont des méthodes économiques et sociales qui instaurent une épargne solide et incitent la population laborieuse à travailler pour devenir propriétaire.

— C'est cela même, mais revenons à la promenade que nous avons projeté de faire gratuitement ! Voyons, poursuivit-il, je m'y perds au milieu de cette marée d'offres de week-end ! Que préférez-vous ? L'auto, le car ou le train spécial ?

— Eh bien ! fis-je gaiement, pour le même prix, je prends le train spécial ...

— Vous avez raison : c'est plus gai ... Eh bien ! voici ce qu'il nous faut : au village de Derqui F. C. F., à 47 kilomètres de Buenos-Aires, une importante vente de 1.500 lots de terrain d'une superficie de 1.500 à 2.000 mètres carrés chacun. Départ du train spécial à 15 heures de la station du Retiro.

Mon compagnon m'entraîna. Chemin faisant, nous croisâmes de nombreux hommes-sandwiches couverts par des affiches indiquant sur un côté le chemin pour parvenir rapidement à la gare et, sur l'autre côté, le moyen de fonder un foyer heureux en achetant un terrain.

Les abords de la gare étaient noirs de gens endimanchés entourant une fanfare qui menait grand tapage en jouant les airs les plus sonores de son répertoire.

— C'est la fête ? demandai-je à mon compagnon.

— Mais non, voyons : c'est la musique du remate qui va nous accompagner à l'aller et au retour pour entretenir une atmosphère de gaieté et vaincre les dernières velléités des hésitants.

— C'est étonnant, fis-je, surpris que ces sortes d'affaires se traitassent avec autant de désinvolture.

Une énorme banderole s'élançait de l'orchestre et flamboyait en lettres rouges, promettant la fortune aux plus déshérités et, lorsque les musiciens reprenaient baleine, un haut-parleur lançait en termes pathétiques des promesses de santé, de bonheur et de prospérité à ceux qui allaient devenir acquéreurs d'un terrain.

Des hommes distribuaient à profusion des plans du lotissement sur lesquels figuraient déjà, sur le papier, des rues, avenues, places publiques, églises, écoles, mairies et salles des fêtes. Seul l'emplacement d'un cimetière n'avait pas encore été prévu ...

Je m'étonnai de tous ces châteaux en Espagne.

— Bah ! me répondit mon interlocuteur, qu'importe à tous ces gens, pour la plupart immigrants venus d'Europe, si toutes les promesses énoncées sont prématurées ou exagérées ; l'important pour eux est de devenir propriétaires en ne prélevant que quelques centimes sur leurs salaires journaliers et d'entrevoir la réalisation du rêve de toute leur vie sur le point de se concrétiser et de se réaliser. Vous voyez, ajouta-t-il, en Argentine l'immigrant n'est pas un immigrant, mais plutôt un conquérant ! Et vous ne pouvez pas vous imaginer les fortunes qui se sont édifiées en achetant des terres de cette façon parfois un peu naïve.

Le haut-parleur annonçait le prochain départ du train spécial ; la fanfare, jouant une marche retentissante, entraîna la foule des spectateurs qui l'entouraient pour se diriger sur le quai, où le train bondé ne tarda pas à démarrer au son de sa fanfare et aux acclamations joyeuses des futurs propriétaires.

Durant le voyage, chacun relatait aux autres ses dernières opérations immobilières, décrivant ses exploits, ses chances et ses déboires avec le même enthousiasme que des mineurs auraient raconté la découverte sensationnelle d'un placer bien pourvu de pépites d'or, les uns se réjouissant d'une route ou d'un chemin de fer qui avaient valorisé au centuple leurs dernières acquisitions, les autres se lamentant de ne pouvoir disposer de capitaux qui les enrichiraient plus vite.

C'était pour moi, nouveau venu dans l'économie du pays, un vrai régal que d'entendre et de voir tous ces gens se congratuler sur cette nouvelle méthode de répartition des terres d'un monde nouveau.

Le train s'arrêta à la station de Derqui, petite bourgade aux bâtisses basses, hâtivement édifiées, voisinant avec de belles demeures, entourées de jardins bien dessinés, parsemés de fleurs, ombragés de nombreux eucalyptus. Des cars décorés d'immenses oriflammes attendaient les voyageurs, mais la plupart préféraient emboîter le pas à la fanfare, qui donnait les plus vibrants morceaux de son répertoire afin d'entraîner et d'engager les habitants du village venus les écouter à les suivre jusqu'aux terrains en vente situés à deux kilomètres de cette localité.

En contemplant la campagne argentine, où seuls quelques boqueteaux ne suffisaient pas à rompre la monotonie d'un paysage uni, plat et sans beauté, je compris la libéralité des marchands de biens transportant gratuitement tout ce monde, alors que le seul attrait résidait dans la mise en scène d'un appareil commercial bien organisé. Je compris aussi que l'avenir de ce pays favorisé par une topographie sans relief, où la construction de routes et de chemins de fer ne rencontre aucun obstacle, était un facteur de progrès.

Une vaste tente rayée de larges bandes rouges et bleues se dressait au milieu des champs où paissait tranquillement un important troupeau de vaches. Après avoir embrassé d'un coup d'œil rapide les terres mises en vente, tout le monde entra sous l'abri où des bancs rustiques, hâtivement installés, s'avérèrent insuffisants pour que chacun puisse trouver une place.

Le rematador, après un prélude musical approprié, commença d'une voix bien timbrée un discours de circonstance, vanta ces incomparables terrains, prochainement reliés par des routes, des tramways, etc., et où s'élèveraient d'ici peu de riants cottages, assurant le bonheur à leurs heureux propriétaires. Et la vente commença, à la criée, au plus offrant et dernier enchérisseur.

Tout d'abord, les acheteurs hésitèrent, puis, l'élan donné, le rythme des ventes s'accentua, entrecoupé de quelques morceaux choisis de la fanfare, et, quand le rematador reprenait haleine, des marchands ambulants offraient du tabac, des oranges et toutes sortes de friandises. Puis les enchères reprenaient jusqu'à épuisement des terrains mis en vente.

Nous regagnâmes Buenos-Aires, heureux d'avoir assisté à cette singulière répartition des terres aux déshérités de l'ancien continent, satisfaits de la distraction que nous avait procurée cette nouvelle formule pleine de pittoresque, tout en permettant de devenir, comme bien d'autres, propriétaire d'un lopin de terre du sol argentin.

Paul COUDUM.

(1) Le peso argentin vaut actuellement, au change officiel, 38 francs.

Le Chasseur Français N°640 Juin 1950 Page 380