Nous sommes heureux de constater que l'élevage des faisans,
un peu délaissé depuis la guerre, reprend une certaine activité dans beaucoup
de chasses privées, et nous nous en réjouissons dans l'intérêt général de la
chasse française.
En effet, il est bon de redire ce que nous avons bien
souvent affirmé dans le passé, au sujet de la multiplication du gibier, mais
particulièrement en ce qui concerne le faisan : il faut que les chasses
privées en produisent, si l'on veut qu'il y en ait, nous ne dirons pas autant
qu'avant la guerre 1914-1918, mais en nombre suffisant pour que le chasseur de
plume puisse être satisfait de ses chasses au bois.
Répétons que la multiplication du faisan est assez facile ;
ce n'est qu'une question de soins, mais ajoutons aussi : et d'argent.
Avant les guerres, certaines chasses produisaient des
milliers de faisans, et tous ceux qui, autrefois, ont parcouru les grandes
routes qui traversaient par exemple le domaine du baron Henri de Rothschild aux
Vaux-de-Cernay étaient émerveillés à la vue de ces nombreux faisans peu
farouches, près des routes, surtout quand on circulait en voiture.
Et tout dernièrement, traversant un grand domaine où
l'élevage est encore en honneur, nous avions le plaisir de rencontrer non
seulement le faisan commun, mais encore un nombre sensiblement égal de faisans
vénérés, dont la vue est un véritable régal.
Quoi de plus beau, en effet, que, par un beau soleil
d'hiver, de voir branché sur un vieux chêne, dépouillé de ses feuilles, un
faisan vénéré dont la longueur peut atteindre deux mètres et dont la queue
s'arrondit en un arc gracieux vers le sol !
À ce sujet, il est souvent question entre chasseurs de
l'insociabilité des vénérés et beaucoup prétendent qu'ils ne peuvent vivre avec
le faisan commun sans le pourchasser.
Nous avons écrit plusieurs fois qu'à notre avis cela n'était
pas exact, et une fois de plus nous demandâmes au garde éleveur son opinion à
ce sujet.
Il nous confirma dans notre façon de voir, car « si
c'était vrai, nous disait-il, ici où nous avons les deux espèces, en nombre
sensiblement égal, et cela depuis fort longtemps, nous n'aurions pas manqué,
avec les autres gardes, d'observer des batailles entre ces oiseaux ».
Nous pensons qu'il faut une bonne fois réviser ce jugement.
À vrai dire nous savons que dans cette chasse l'agrainage de
chaque jour est copieux et se fait sur un assez long sentier, ce qui nous
oblige à remarquer que jamais les oiseaux n'y souffrent de la faim.
Ils n'ont donc aucun effort à faire pour s'alimenter, ce qui
peut contribuer à maintenir la bonne harmonie entre les deux espèces, et chaque
jour on peut le constater.
Au coup de sifflet du garde-éleveur leur annonçant la
distribution de la provende, ils accourent rechercher le grain répandu et,
quoique tous ensemble, ne se cherchent aucune querelle.
Cela nous remet en mémoire une bien vieille histoire, mais
qui se renouvellerait, nous en sommes certain, si les faits se reproduisaient
comme nous allons les rappeler.
Un grand propriétaire du Midi, pour repeupler sa chasse,
avait fait venir, dans une petite île située en Méditerranée, des perdrix et
des faisans achetés en Bohême et qu'il avait l'intention de remettre en liberté
dans sa chasse un peu avant l'accouplement.
Comme il fallait attendre cette époque, c'est-à-dire plus de
deux mois, et qu'il n'avait organisé aucun parquet dans ce but, il crut bien
faire de profiter d'un grand espace clos de murs qu'il avait à côté d'une
bergerie pour faire couvrir cette cour de grillage, afin d'en-faire un vaste
parquet.
Les oiseaux étaient arrivés en excellent état, mais, comme
le sol avait été fortement sali par les moutons, l'on préféra faire quelques
mangeoires dans lesquelles le grain était distribué chaque jour.
Cependant, au bout de peu de temps, des perdrix commençaient
à mourir et, comme on n'en connaissait pas la cause, on nous pria de nous y
rendre d'urgence, afin d'arrêter si possible ce qu'on craignait être le
commencement d'une épidémie.
Nous arrivâmes là-bas par un joli mistral. Le vent
tourbillonnait entre les quatre murs de l'enclos, où les feuilles et la
poussière dansaient une ronde folle.
Pour se mettre hors d'atteinte du tourbillon, perdrix et
faisans s'étaient réfugiés contre le mur d'où parvenait le vent, en attendant
la fin de la tourmente.
Le lendemain matin, nous étions de bonne heure près du parc
et il ne fallut que quelques instants pour nous rendre compte de la raison pour
laquelle mouraient les perdrix : la faim tout simplement.
En effet, le grain était distribué dans six petites auges
qui, aussitôt remplies, étaient prises d'assaut par tous les oiseaux.
Cependant les perdrix étaient à peine arrivées près des
auges qu'elles recevaient des coups de bec des faisans, qui ne leur
permettaient plus de s'approcher, mettant en pratique le proverbe : la
raison du plus fort est toujours la meilleure.
Nous le fîmes observer au garde, qui nous répondit n'avoir
pas d'autres bacs.
Il fallait prendre le taureau par les cornes et, n'osant pas
faire jeter le grain sur le sol par suite de l'humus qui s'y trouvait, nous
recherchâmes des assiettes en fer chez un commerçant du pays. Peu après, la
nourriture était distribuée dans une quinzaine de récipients placés dans
l'enclos, à des endroits choisis. Aussitôt ces assiettes garnies de grain,
comme il y avait assez de place pour que chaque oiseau ne gêne pas son voisin,
perdrix et faisans purent s'alimenter en même temps et sans querelle.
Cependant nous fîmes diviser la cour en deux parties, par un
grillage, car il était préférable que chaque espèce fût séparée. Le blé fut
donné après avoir été trempé pour le gonfler et, chaque jour, une bonne
provision de verdure hachée fut également distribuée. Il n'en fallut pas plus
pour qu'au bout de peu de jours les perdrix fussent rétablies.
René DANNIN,
Expert en agriculture (chasse et gibier) près les tribunaux.
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