Dans un petit livre traitant de la pêche en Dauphiné,
j'ai réparti les poissons en trois zones : plaine, altitude moyenne, haute
montagne.
Cette répartition d'apparence spectaculaire a pour but de
mettre en relief spontanément les conditions de vie très différentes dans
lesquelles se trouve placé un même poisson sous l'influence de l'altitude. Il
est ainsi aisé de constater que ces conditions de vie sont inversement
proportionnelles à la progression et d'autant plus difficiles que l'altitude
augmente, et ceci jusqu'au point crucial où, les eaux étant stérilisées par le
froid, le poisson ne peut plus vivre.
La connaissance des conditions de vie du poisson est
indispensable au pêcheur. Aussi cette sorte de classification en zones dans un
livre traitant de la pêche avait retenu l'attention de l’éminent professeur
Léger.
Il l'avait trouvée « explicite », et on sait avec
quel enthousiasme il pratiquait lui-même notre sport.
C'est à ce titre que j'en fais ici le rappel, et aussi en
souvenir du vénéré savant qui, jusqu'à sa mort, m'honora du trésor
inappréciable de son amitié.
La plaine ne nous intéressant pas aujourd'hui, l'altitude
moyenne pas davantage, bien qu'elle soit, avec raison, la zone de prédilection
du pêcheur montagnard, nous pénétrerons immédiatement en haute montagne. Le
terme sera interprété par nous comme région alpine comprise entre 1.500 et
2.500 mètres. Il serait discutable au seul point de vue touristique.
Ceci posé, je déclare qu'en raison directe des conditions de
vie du poisson, c'est-à-dire du milieu où il se trouve et dans lequel il ne
faut pas voir uniquement l'eau, mais un cumul de facteurs, savoir : la
température, l'absence ou la rareté de la végétation aquatique, la nourriture
réduite à une faune très spéciale, la transparence inouïe d'un liquide révélant
ou reflétant le plus petit détail, la violence et la soudaineté des perturbations,
etc. ..., la pêche en haute montagne est tour à tour impossible,
difficile, facile, voire d'une déconcertante facilité — nous allons
étudier quelques cas typiques ; quant au poisson, il sera invariablement
la truite.
L'ennemie n° 1 du pêcheur montagnard (elle est
femelle), c'est l'eau de neige. En plaine, chez nous, quand un de nos collègues
s'approche de la rivière, sa canne en faisceau sous le bras, scrute le liquide,
hoche la tête et s'en va sans « déplier », c'est qu'il a vu l'eau de
neige. Qu'est-ce donc que l'eau de neige ? Du sorbet fondu que l'homme de
l'art reconnaît d'instinct. L'eau de sorbet, forte ou très forte, a un aspect
laiteux, glacial. Elle véhicule en suspens dans sa masse, et non pas seulement
en surface comme il est de règle après une forte pluie, des fétus d'herbes
sèches, d'infimes radicelles, des feuilles mortes, des brindilles, des plumes
d'oiseau, des mousses, etc. ..., tout ce que la neige en fondant arrache
aux pâturages des sommets. Bref, notre homme est reparti, pensant : « Je
reviendrai », et sa canne n'aura été pour lui qu'un symbole, tout comme le
parapluie de feu M. Chamberlain. En haute montagne, on ne revient pas si facilement.
La question ne se pose même pas au printemps pour les
torrents. Il faut attendre juillet ou août, suivant les fantaisies du vent qui,
plus que le soleil, précipite la fonte quand il ne provoque pas une nouvelle
chute de neige. Ainsi, je me rappelle une nuit de 15 août passée sous le « marabout »
au camp des Rochilles (massif du Galibier), dans le fracas d'un orage effroyable,
et, au matin, l'inoubliable vision du petit lac du Serpent s'offrant en vert
clair comme une émeraude dans la blancheur d'un écran immaculé — il avait
neigé !
Le meilleur mois sera septembre. C'est le seul mois de
l'année où les eaux sont à peu près stables, mais il faut compter avec les
jours déjà courts et les nuits froides. Le citadin hésitera souvent à tenter sa
chance. Cette pêche est donc pratiquement réservée aux campeurs robustes et aux
montagnards des haberts. Sur place eux seuls peuvent profiter de l'instant
favorable donné par les premières lueurs du jour, le crépuscule, la veille
d'orage ou l'averse propice.
Heureux le temps où notre « Alpinus », hôte
permanent du berger, lâchant à point le fusil pour la gaule, pouvait profiter
de l'exceptionnel avantage et réserver ainsi à ses « inséparables »
ces monstrueuses agapes où les truites marbrées des torrents alpins disputaient
la succulence aux brochettes d'ortolans en manière de « préambule ».
Les jours se suivent, mais se ressemblent de moins en moins.
Donc premier gros écueil, l'aléa de la tentative.
Supposons que, chance inespérée, nous tombions un jour
possible. Quelle amorce présenter à la truite ? Ver de terre ? Non,
il lui produirait l'effet d'un saucisson de Lyon. Asticot ? Ver d'eau ?
Pas davantage, la truite les ignore. Peut-être une « patache » (larve
ecdyure), mais, beaucoup mieux, un « ver bleu » (larve probable du rhyacophile).
Aurons-nous sous la main ces précieuses amorces ? J'ai parlé d'eau de
cristal. Dans cette eau, seul le minuscule ver bleu est relativement abondant,
donc peut-être accepté. On ne le trouve que sur place. Il faut, par conséquent,
le cueillir dans son élément, pieds nus, pantalons retroussés ou préférablement
enlevés, — je laisse à d'autres cette jouissance par le bas d'une
température de glace. Quand on a les vers, il faut savoir s'en servir, car ils
sont d'une manipulation délicate et je n'envisage que pour la forme les
approches de la truite en terrain découvert par des procédés rampants ou « croupetonnants »
avec la gaule à bout de bras ; je préfère dire que, dans ce cas péjoratif,
la pêche est pratiquement impossible, tout au moins au commun des mortels.
La pêche sera moins difficile si le pêcheur, bien pourvu de
l'amorce appropriée fournie par un indigène, s'attaque à une eau troublée par
une pluie récente, ou à des gouffres à parties bouillonnantes, car il aura
encore pour lui l'atout de l'agitation gazeuse suppléant en partie à sa
dissimulation insuffisante.
Il augmentera ses chances par une pêche toujours en amont
avec une gaule aussi longue que possible.
Il fera des mouvements très lents. Bien entendu, il aura des
vêtements couleur de pierre. La grosse difficulté sera une prospection en
terrain scabreux. J'ai vu en action, dans des gorges paraissant inaccessibles,
de véritables acrobates chaussés d'espadrilles ; ils capturaient des
truites de grosseur moyenne commandées par l'hôtel de la station la plus
proche. Ce n'était que du poisson, mais je gage que, si sa valeur avait été
calculée d'après le danger couru, son prix honnête eût été exorbitant. La pêche
sera donc rarement facile dans les torrents ; j'ai cependant entendu
affirmer par des montagnards habitant les plus hauts villages que, certains
jours très chauds d'octobre, les truites, affamées par l'approche du frai et
très excitées, sautaient sur n'importe quoi ; je n'ai jamais pu le
constater. En octobre, la pêche est interdite. À la décharge des montagnards,
je dirai que d'une part pour eux la période autorisée est réduite à l'extrême,
que d'autre part ces braves gens, brouillés dès la naissance avec des
règlements qui ne semblent faits que pour les touristes, prennent le poisson
comme le gibier quand l'occasion rare se présente. Nous connaissons trop
l'âpreté de leur vie pour ne pas les absoudre de ce péché véniel.
En haute montagne, heureusement ! il n'y a pas que des
torrents plus ou moins tributaires des glaciers. Il existe aussi pour le
plaisir des yeux et le contentement des pêcheurs une foule de petits lacs
admirables encore peuplés de truites. Il serait possible d'en aménager beaucoup
d'autres si ces tentatives coûteuses, souvent hardies, n'étaient pas jugulées
par la menace permanente d'une destruction certaine, officieuse ou officielle;
je dénonce par là l'action néfaste du dynamiteur clandestin, opérant pour son
commerce particulier, et l'entreprise tout aussi pernicieuse de l'industriel « perceur
de lacs ». Notre position de pêcheurs uniformément bernés et lésés ne nous
permet pas de faire, entre ces destructeurs, une distinction d'ordre purement
moral.
Dans ces lacs d'altitude, la pêche n'exige aucune technique
spéciale. Elle est par conséquent facile, parfois même, nous l'avons laissé
entendre, d'une facilité déconcertante. La réussite, qui n'a rien à voir avec
la technique, dépendra moins de l'adresse du pêcheur que de son endurance
physique ou de son flair à tomber sur l'époque, le jour et l'heure favorables.
Les sportifs pratiqueront la pêche au lancer léger et lourd,
suivant leur préférence, ainsi que la pêche à la mouche sèche, les autres
pourront pêcher ... au bouchon s'ils consentent à passer la nuit sur
place.
Une époque toujours excellente pour le lancer sera celle de
la débâcle des glaces. Elle a lieu, suivant les années, en juin ou juillet. Le
pêcheur qui peut en profiter a bien des chances pour faire, pendant cette
courte période, ses plus belles prises. J'ai connu un fort pêcheur d'Allemont
(Oisans) qui prospectait régulièrement à cette occasion les petits lacs « des
Rousses » (Alpe-d'Huez pour les amateurs de ski) et y capturait des
truites énormes. J'ai eu moi-même l'occasion d'y pêcher plusieurs fois.
Malheureusement, la dynamite y a fait de grands ravages, et j'ignore s'ils ont
été repeuplés.
Quant au jour propice, le touriste qui ne campe pas n'a
guère l'occasion de le choisir. Par une journée de calme absolu, il ne fera pas
grand'chose. Un vent léger améliorera grandement la situation, qu'il souffle du
nord ou du sud. Bien entendu, l'approche d'un orage sera une coïncidence
remarquable, mais malheur au pêcheur qui se laissera surprendre. En quelques
minutes il sera sûrement transformé en éponge, peut-être lapidé par la grêle,
et il risquera cent fois d'être foudroyé en raison du relief offert par sa
personne.
Reste l'heure. Les heures extrêmes sont généralement les
meilleures. Toutefois, un pêcheur ne doit jamais perdre courage. Ici, comme en
bas et peut-être davantage, dans la journée, il y a toujours l'heure H. Il faut
la saisir. Pour cela, il est indispensable de faire toutes les heures un essai
d'une dizaine de minutes. Si une attaque se produit on peut être certain
qu'elle sera suivie d'autres. Enfin, dans les lacs, le poisson s'anime dès la
tombée de la nuit. La nuit venue, il tourne inlassablement, à la manière d'un
cheval de cirque, en quête des vers et insectes tombés à l'eau. Sur les bords
d'un petit lac des Sept Laux (Oisans), lanterne électrique à la main, en
attendant le lever du jour, nous avons pu observer une grosse truite très
affairée à donner des coups de nez contre la rive, exactement sous la semelle
de nos souliers. La moitié de son corps émergeait à l'air libre en raison de la
faible profondeur. Elle s'efforçait d'extirper un lombric assez mal inspiré
pour sortir de terre à fleur d'eau.
C'est cette habitude de tourner en rond qui sera utilisée
pour la placide pêche au bouchon. Donc, lorsque la lune bat son plein, il
suffit de disposer une batterie de gaules armées de lignes solides, de préférence
en fort nylon, avec flotteurs et vers de terre, puis d'attendre le derrière sur
le gazon. On prendra des truites plus facilement que des tanches. Nous en avons
été témoin en voyant pêcher de cette façon au lac Lovitel (Oisans) papa, maman
et les enfants. À vrai dire, ils ne faisaient aucun bruit et, avant d'être sur
eux, nous les prenions pour des moutons couchés.
La pêche au clair de lune ne passe pas pour réglementaire,
mais, je l'ai dit, l'altitude excuse, ou du moins autorise, une entorse au règlement.
Quant au charme que peut éprouver ce grand philosophe que l'on nomme pêcheur,
lorsqu'il est seul avec son art par une belle nuit au bord d'un lac scintillant
sous la lune, loin de tout bruit humain, je le suppose trop paradisiaque pour
qu'il puisse être effleuré d'une critique.
Par clair de lune et temps calme, la pêche à la mouche sèche
donne des résultats surprenants dans les lacs. Des jets normaux suffisent
parfaitement. Les truites sont sur les bords. Toutefois, l'exécutant devra se
méfier de son ombre tout aussi révélatrice que par le plein soleil.
Dans cet exposé, le lecteur ne voudra bien voir qu'une sorte
de peinture grossière par laquelle j'ai essayé de traduire l'impression
d'ensemble qui résume pour moi trente années de pêche honnête en montagne ;
il n'est question que de notre Dauphiné. Il faut bien toute une vie pour le
connaître, et certes je ne prétends pas avoir tout vu ; j'ai cependant
conscience d'avoir porté mes « tricouni » partout où je pouvais
espérer rencontrer la truite sans me livrer à de dangereuses acrobaties.
J. LEFRANÇOIS.
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