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L'art de grimper les côtes

Le 2m,10 n'est pas une humiliation

Ce n'est pas sur un chemin montant, sablonneux, mal aisé, mais sur une superbe route goudronnée que le Dr Ruffier a gravi les 16 kilomètres à 9 p. 100 qui aboutissent au col de Peyresourde. Il nous raconte cette ascension qu'il jugea pénible. La chaleur était atroce. La côte n'en finissait plus.

S'étant arrêté pour se rafraîchir à une fontaine, il y vit arriver deux jeunes Anglaises, intrépides marcheuses, portant sur le dos des sacs de montagne très gonflés et fort pesants. Elles ne s'arrêtèrent pas. Le docteur, pédalant, les rattrapa, les dépassa, puis s'arrêta encore pour souffler et s'offrir le luxe d'admirer le paysage, ce paysage classique, tout à fait carte postale coloriée mais non « chromo », qui ne laisse personne insensible, sans toutefois avoir la puissance et les oppositions de ceux des Alpes.

Et voilà que, pendant ce temps, les Anglaises rejoignent le docteur, puis le dépassent. Il remonte à vélo, gagne du terrain sur elles à vue d'œil, les dépasse encore et finit par atteindre le col, où il va goûter un repos mérité ; mais à peine a-t-il sorti de ses sacoches son casse-croûte que les Anglaises sont là. Et le docteur de conclure que, si un cyclotouriste âgé (ou non âgé, mais manquant de moyens) doit monter les très longues côtes à peine plus vite qu'un bon et solide marcheur, il aurait avantage à les monter à pied en poussant sa machine, au moins de temps en temps, et ne devrait pas en rougir. Rouler à 7 à l'heure là où les coureurs du Tour de France roulent à 16, ce n'est pas tellement glorieux. Mieux vaut n'y pas mettre un point d'honneur et pousser sa machine quand on se sent las.

Tel n'est pas mon avis et voici pourquoi.

D'abord, tout est affaire de développement. Il faut se résigner, à un certain âge, à adopter le développement de 2m,10 environ. En 1948, mon dérailleur de plateau étant bloqué, je ne pus me servir que du développement de 3m,80 et cela m'obligea à monter à pied les trois quarts de cette même interminable côte. Or, sur 2m, 10 ou 2m,20, on doit en principe tout monter, et vraiment on se sentirait humilié de pousser un vélo à huit développements alors qu'il est précisément établi pour gravir tous les raidillons. Ensuite, et si nous faisons abstraction de ce minimum d'orgueil, disons que, sur 2m, 10 ou 2m,20, on peut, pendant deux heures, rouler à 8 à l'heure sans grande fatigue. Soustrayons quelques arrêts, quelques reprises de souffle, quelques pures beuveries aux fontaines, la moyenne tombera à 6.

Mais le 6 à l'heure est une moyenne presque double de celle d'un piéton chargé dans du 9 p. 100, ou d'un cycliste poussant son vélo arrimé en grand tourisme. J'en ai fait l'expérience. Même à 6 kilomètres à l'heure, sur 16 kilomètres, j'arrivais une heure avant le piéton parti en même temps que moi. Le calcul est aisé à faire. 16 kilomètres à 4 kilomètres à l'heure : 4 heures. 16 kilomètres à 6 kilomètres à l'heure : 2 h. 40. Le gain est considérable. Et je vous assure que la marche régulière à 4 à l'heure en poussant un vélo de 16 à 18 kilos dans du 8-10 p. 100 n'est pas précisément reposante ! et combien fastidieuse, Seigneur !

N'exagérons rien. Il y a trois ans, un polytechnicien cyclotouriste ayant participé à l'ascension du Puy-de-Dôme préconisait des développements de 1m,20 à 1m,50 pour triompher du 14 p. 100. Dans ce cas, il faut faire tourner les jambes tellement vite, pour aller tellement lentement, que le jeu devient dangereux, car on peut à peine assurer son équilibre. Il faudrait alors s'offrir un tricycle !

Avec 2m,20, un Cazassus roule à 13 kilomètres à l'heure. Et il a soixante-cinq ans. Un bon grimpeur roule à 9 ou 10. Un vétéran bien portant à 6. Le jeu en vaut encore la chandelle.

Il y a une autre solution : c'est de monter dans l'autocar. J'ai vu, dans la côte-de La Baraque, à Clermont, Cazassus et quelques autres dépasser l'autocar ! Le cas est rare ; mais un cyclotouriste qui emprunte l'autocar n'est plus ni un cycliste ni un touriste. C'est un type qui juge plus pratique de voir travailler les autres. Plaignons-le, et conseillons-lui la lecture de Soyons forts, du Dr Ruffier, en y ajoutant cette simple constatation du signataire de ces lignes : neuf cyclotouristes montagnards sur dix sont « trop développés », et c'est ce qui explique leur fatigue et leurs déboires. Ils me font penser à ces automobilistes qui « hésitent à changer de vitesse » comme s'ils faisaient passer leur orgueil dans un rapport d'engrenage. Non, le 2m,10 n'est pas une humiliation ... et peu m'importe ce que fait un Bartali, car j'ai la conviction de ne pas lui ressembler le moins du monde, surtout dans les cols pyrénéens ! ...

Henry DE LA TOMBELLE.

Le Chasseur Français N°641 Juillet 1950 Page 412