Un éclectisme intelligent constitue l'une des conditions du
bonheur. Comme le proclame la sagesse des nations, il faut de tout pour faire
un monde. Un amateur de sport, même parmi les plus « mordus », prend
à l'occasion un vif plaisir au cinéma, au théâtre, dans les expositions, les
musées.
Pourquoi préfère-t-il cependant les jeux virils du stade ?
En hiver, quand une bise glacée mord les oreilles, quand la neige tombe, il
serait cruel d'évoquer les joies du plein air. Les pratiquants se réchauffent
en trottant dans la campagne où en courant après un ballon. Immobiles, les
spectateurs se gèlent. Combien ils seraient mieux dans une salle bien close !
Pourtant ils s'en vont vers de lointaines banlieues et se hissent sur des
gradins que rien ne protège.
Quelle est la cause profonde de cette préférence, en
apparence insensée ?
Elle réside dans le fait que l'acte, le drame sportifs,
contrairement aux autres, sont, par essence, uniques. Les images d'un film ne
varient plus quand elles sont fixées sur la pellicule, l'intrigue d'une comédie
est toujours identique, le sourire de la Joconde conserve son énigme à travers
les siècles.
Ne gardent quelques éléments, bien minces, d'imprévu que
l'exhibition d'un ténor de grand opéra qui risque de rater un si
naturel, le tour d'un équilibriste susceptible de manquer la barre d'un
trapèze. C'est peu.
La surprise est la substance même du drame sportif en son
intégralité. Nul devin ne saurait prévoir l'une de ses plus infimes péripéties,
fût-elle limitée à quelques secondes. Sur le stade, il n'y a que des
répétitions générales. Et nul auteur n'a écrit la pièce.
Ainsi, celui qui assiste à un match, à une course, ignore
tout ou presque du spectacle qui lui sera donné, même s'il a consulté le
programme. Ce spectacle peut être passionnant, bon, médiocre, lamentable. Qu'il
enchante ou qu'il déçoive, il ne se reproduira plus, et c'est l'essentiel.
Comme le grognard d'Austerlitz, mais avec moins de risques, l'amateur de sport
peut se dire, si la chance ou le flair le favorisent :
« J'étais présent lors du record de Jacques Vernier, du
knock-out éclair de Roger Baour, de l'écrasement de Lille par Sète. »
Ne protestez pas que notre dernière hypothèse est mal
choisie. En sport, tout est possible. Prévoir l'imprévisible est sage.
C'est pourquoi, tout en bougonnant, de braves gens oublient
de déjeuner ou de dîner pour s'en aller assister à un match, à une course, à un
combat dont les résultats et les péripéties principales paraissent acquis
d'avance. Ils se disent : « Si par hasard la grande surprise se
produisait, je ne serais pas là. Je ne verrais pas l'équipe de France de
football pulvériser celle d'Angleterre, Jean Stock foudroyer Steve Belloise, Lognay
ridiculiser Van Vliet. Je le regretterais toute ma vie. »
Même dans les rencontres banales et inégales, il est rare
que certains instants ne compensent l'ennui, ne valent le voyage. Pour qui sait
le saisir, le geste sportif revêt parfois une extraordinaire beauté du point de
vue esthétique. Cette beauté peut être austère, dépouillée. Elle apporte de
profondes joies à ceux qui ont le privilège de la voir et de la goûter.
La vitesse « aristocratie du mouvement », le saut,
l'élan sont des créateurs de formes merveilleuses, qu'il s'agit de surprendre
au passage. Le mouvement « qui déplace les lignes » est un grand
artiste.
L'athlétisme serait à son rang — le premier — si
le public était assez averti pour vibrer à l'harmonie ailée d'une foulée, à
l'envol presque miraculeux d'un corps. Des images se gravent dans la mémoire,
uniques elles aussi.
Le spectacle sportif, c'est ce qu'on ne reverra plus. Ce
caractère lui confère sa primauté. Des chroniqueurs emportés par un torrent de
lyrisme osent parler de génie à propos d'un coup de botte, d'un direct. Ils
exagèrent, quoique certains gestes parfaits, dictés par un esprit lucide,
atteignent l'exceptionnel et donnent ce « coup de pied à l'estomac »
que l'on ressent devant les chefs-d'œuvre.
Ces gestes ne font pas partie des figures d'un ballet, ils
ne sont pas inscrits sur une toile. Sachons les convertir en souvenirs
précieux. Cette recherche ne nous empêchera pas de nous enthousiasmer devant
des phases moins subtiles, ni d'espérer, plus ou moins consciemment, chaque
dimanche, que nous verrons le lion dévorer le dompteur.
Ce drame de la ménagerie nous apporte la comparaison la plus
valable entre celles que nous avons hasardées. Le coup de griffe du fauve, le
bond du tigre ont une parenté avec les surprises qui sont la vie et l'âme du
sport, tout en étant, heureusement, moins sanglantes.
Jean BUZANÇAIS.
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