Une des plus graves erreurs répandues dans l'esprit du
public est celle de l'actuelle civilisation marocaine. On s'est plu, à la suite
de quelques auteurs — qui eux envisageaient le fait sous un tout autre
angle, — à comparer les modes de vie des grands chefs marocains, les
caïds, à ceux des seigneurs médiévaux de l'Europe occidentale.
La question est tout autre, car il faut savoir restituer
l'ambiance géographique, le climat, la civilisation et surtout l'importance
religieuse que représente l'Islam pour ses fidèles.
Loin d'être nantis encore d'entraves de barbarisme, les
Marocains ont simplement une civilisation différente de celle des Européens
chrétiens, et les deux ont évolué dans deux sens différents.
Pour s'en rendre compte, il suffit de considérer la merveilleuse
hospitalité arabe avec ses repas d'apparat ou diffas.
La maison arabe en général, et celle des Marocains en
particulier, est toute différente de celle des Européens. Elle est totalement
fermée sur la rue, à laquelle on accède seulement par une porte ou deux fermant
un « sas » à chicane. Toute la vie se passe à l'intérieur, autour
d'un magnifique patio, entouré d'une galerie recouverte, soutenue par des
piliers ornés de brillantes mosaïques décorées de dessins géométriques. La
religion de Mahomet, comme celle de Moïse, interdit en effet toute
représentation d'animaux ou de figures humaines. Sur ce patio, s'ouvrent les
pièces privées ou de réception. Mais elles sont bien différentes de celles de
France. Point de meubles d'abord, mais partout de riches et sobres tapis, des
tentures aux murailles, des guéridons bas en cuivre, des divans, des coussins
et des brûle-parfums qui créent une atmosphère de quiétude mystique, pendant
qu'au milieu du patio s'écoule perpétuellement l'eau bruissante d'une fontaine
dans une vasque décorée.
En tout l'Islam, l'hospitalité est quelque chose de sacré,
avec un fond religieux extrêmement strict.
C'est plus qu'un code de politesse, car les règles de la
bienséance sont impératives et immuables, avec le reflet de croyances magiques
et traditionnelles. Ce sont même des rites.
Quand un Marocain a estimé qu'un Européen était digne d'être
reçu par lui, c'est lui-même qui vient recevoir son hôte. Si c'est un caïd qui
reçoit, il s'avance jusqu'à l'entrée, entouré de son « khalifa »,
c'est-à-dire de son officier d'ordonnance, de ses frères et de ses serviteurs,
pour souhaiter la bienvenue à son invité.
Alors le caïd porte la main droite sur son cœur et
s'incline, et son « salam » signifie : « Tu es dans mon
cœur. » Les inférieurs, eux, exécutent un salut en deux temps : en
s'inclinant plus bas, la main sur le front d'abord, l'index et le médius levé
devant les lèvres ensuite, pour des significations analogues.
Puis le caïd conduit ses hôtes dans la salle de réception.
Il laisse ses babouches à la porte, car à l'intérieur on ne marche que pieds
nus, et il prend place légèrement à l'écart, vêtu de sa « djellaba »
immaculée en laine blanche et coiffé de son chèche, qui est une variété de
turban dont le nombre de tours correspond à sa puissance et à sa « sainteté ».
Un caïd ayant fait le rituel pèlerinage à La Mecque est sanctifié pour les
musulmans, on le dit « hadj », purifié de ses péchés.
Les serviteurs présentent alors une aiguière, et ce sont les
ablutions manuelles, surtout celles de la main droite, considérée comme seule
bénéfique.
Avant d'ouvrir le repas, on invoque le nom d'Allah dans une
sorte de bénédicité réduit au mot « bismillah ». C'est alors que
commence la diffa.
Généralement les prémices de ces agapes débutent par l'apport
de brochettes — en fer forgé et gravé — de foie rôti sur la braise.
Elles sont toujours brûlantes. Des pains ronds, petits et peu levés, des kesrahs,
sont coupés par quartiers et offerts avec des verres d'eau, car le Koran
interdit les boissons alcooliques et même le vin.
Le second plat est celui de résistance : l'agneau rôti,
d'une seule pièce, sur une broche de bois et en plein air sur des pierres
formant foyer. Cuit à point, l'animal doit avoir une chair fondante, que l'on
mange avec les doigts, après l'avoir saupoudré de gros sel et de cumin ou kamoun.
Si la diffa est véritablement d'apparat et l'hôte un grand
personnage, on apporte ensuite une sorte de tarte, bourrée de hachis de
pigeons, au dessus saupoudré avec abondance de sucre.
La suite se compose de ragoûts très mijotés ou touadjènes.
Les compositions en sont variables : jeunes poulets de grain, nageant dans
une crème de beurre fondu, mélangé de tomates et d'olives, et le tout recouvert
épaissement d'œufs brouillés, pintades ou dindonneaux fourrés d'amandes et
entourés de pommes au miel, etc.
Le plat final, le tajoin, ne comporte que des légumes, le
plus souvent des pois chiches mélangés d'œufs durs, de tomates.
C'est alors le « second service », représenté par le
couscous, aussi traditionnel que le méchoui. Sous ce nom prestigieux, se cache
quelque chose de très simple : de la semoule de blé dur, très salée,
enrobant des morceaux de mouton et ornée en surface de grains de raisins secs
et saupoudrée de sucre, après avoir été cuite au beurre.
C'est alors le tour des gâteaux des « cornes de
gazelles », des beignets au miel, puis les fruits, dont les melons sont la
base.
De nouveau, des ablutions manuelles et le thé à la menthe
sursaturé de sucre candi.
Ce thé est maintenant souvent servi par la fille du caïd, et
souvent sa maman vient saluer les hôtes, en échappant aux règles rigoureuses du
harem ancestral ... mais son visage reste voilé.
Cependant dans le Sud marocain, les harems conservent toutes
leurs rigueurs. C'est alors à la femme de l'invité de solliciter du maître de
maison l'honneur d'aller les visiter et les saluer. Hommage qui est toujours
fort bien accueilli, car le caïd, au contact des Européens, a pris l'habitude
de concevoir la liberté féminine comme un grand progrès de la civilisation ...
sauf pour son usage personnel.
A. et C. COTTIN.
|