N scène pour le deux ! En scène pour le deux ! ...
Dépêchons !
Maniant son lourd « brigadier », comme un bedeau
d'église sa canne d'ébène, Soupard, le régisseur de la « Tournée Chambernac »,
arpentait le couloir des loges et frappait de grands coups dans les portes.
Des voix, jeunes et fraîches, ou mâles et sonores, lui
répondaient avec bonne humeur :
— Je suis prêt.
— On y va !
— Voilà ! encore un petit raccord ... Ça y
est !
Au bout du couloir, Soupard tourna à gauche et descendit le
petit escalier de fer, éclairé d'une ampoule poussiéreuse, qui conduisait au
plateau. La loge n°1, la loge de la vedette, celle où s'enfermait farouchement Delval,
le grand premier rôle, se trouvait à droite de la dernière marche. Soupard
heurta la porte d'un léger coup de son « brigadier » et dit avec une
légère teinte de déférence dans la voix :
— Allô ! Delval. En scène pour le deux ! Tu
es du rideau, mon vieux. Es-tu prêt ?
— Non !
Près du premier portant du côté « jardin », le
régisseur se heurta à Chambernac, le tourneur, qui, en compagnie de
l'accessoiriste, surveillait la mise en place des meubles du deux. Chambernac
demanda :
— Alors ? Ça va ? ... Ils sont prêts ?
Soupard tira une cigarette de la poche de son veston et fit
craquer une longue allumette sur l'écriteau officiel : Défense absolue de
fumer. Après quoi il répondit :
— Oui. Presque tous, car il y a Delval qui est encore
en retard. Suivant son habitude, il m'a envoyé au bain ... Chambernac se
croisa haut les bras et, d'un air furieux :
— Ah ! celui-là ! Il est empoisonnant !
La veille, la troupe avait joué La Nuit d'Armor, un
drame où Delval remplissait le rôle d'un berger. À la scène V du premier acte,
il déclamait la belle tirade où le pastour conte ses émotions, ses peurs, quand
il est seul, la nuit, dans la lande. Le public, attentif, écoutait les jolies
phrases que l'artiste débitait avec un réel talent. Soudain, comme il déclamait :
« ... La lune se leva et je vis toute la lande. J'étais à côté du
petit calvaire solitaire ... », une voix, descendue de l'amphithéâtre,
perça le silence :
— Fais-lui prendre un vermifuge. Ça lui passera !
Un rire homérique déferla sur la salle.
Au lieu de rester calme, d'attendre la fin du rapide orage
et d'enchaîner avec sérénité, Delval avait bondi, tel un lion, jusqu'au ras de
la rampe et, montrant le poing aux galeries, avait hurlé :
— Toi ... j't'attends à la sortie !
Il avait fallu baisser le rideau, et ce n'avait été que
vingt minutes après que le spectacle avait pu reprendre son cours.
Chambernac espérait qu'un tel scandale ne se reproduirait
plus. La Nuit d'Armor avait été retirée du répertoire et, ce soir, on
jouait, en première, L'Édredon de cristal, la fameuse pièce en trois
actes qui avait fait courir tout Paris l'hiver dernier.
Cependant tous les artistes étaient descendus des loges et
se massaient aux portes du décor, suivant l'emplacement des entrées. Au dernier
moment, Delval parut, en frac impeccable, ganté de blanc, coiffé du gibus, une
canne à pommeau d'or dans les doigts, drapé d'une vaste cape noire : son costume
du deux. Chambernac lui jeta un rapide coup d'œil et remarqua, in petto,
qu'il devait « avoir un verre dans le nez ». Il fronça
imperceptiblement les sourcils et demanda à mi-voix :
— Tout le monde est là ?
Un « oui » général répondit.
— Alors, allons-y ! Silence ! Rideau !
Soupard leva le « brigadier » et frappa lentement
les trois coups. Au deuxième coup, l'électricien fit plein feu à la rampe et à
la herse ; au troisième, le rideau s'écarta ...
L'acte commença. Le décor représentait le studio du vicomte
(Delval). La baronne, l'amie du vicomte, entre et demande à la soubrette de lui
indiquer une cachette d'où elle pourrait surveiller, sans être vue, le jeune
fêtard qu'elle aime. La soubrette lui indique une tenture derrière laquelle se
coule la baronne. La soubrette sort par le un, côté cour. À ce moment, le
vicomte (Delval) entre ...
Le vicomte, se doutant d'une présence insolite, jette un
regard, aussi soupçonneux que circulaire, sur son studio. Il remarque un
frémissement de la tenture. D'un vaste geste, il écarte l'étoffe, et la baronne
apparaît ...
— Ah ! ah ! ... s'écrie alors le
vicomte avec un rire amer, je comprends ! ... Madame, vous êtes
ici pour m'épier !
Une voix (la même certainement qui avait déchaîné l'orage la
veille) cria à ce moment :
— C'est la pédicure ! C'est la pédicure ! ...
Un ouragan de rires ébranla le théâtre. Delval devint blême. Il fit un saut
jusqu'au proscenium et rugit :
— Espèces d'imbéciles, allez-vous vous taire !
Le tumulte fut alors à son comble. Des cris d'indignation
fusèrent de partout, scandés de coups de sifflets. On baissa le rideau, pendant
que la salle, frappant des pieds en cadence vociférait : « Des
excuses ! des excuses ! » sur l'air des Lampions.
Chambernac, affolé, s'était jeté sur Delval et le secouait
de la belle manière :
— Imbécile toi-même ! J'exige que tu fasses des
excuses tout de suite, tu m'entends ? ... C'est scandaleux !
— Jamais ! criait Delval, dégrisé, mais buté dans
son refus. Chambernac fit un signe au régisseur :
— Soupard, va immédiatement annoncer que Delval va
faire des excuses !
Soupard écarta les deux pans du rideau et parla au public.
Derrière la toile, le tourneur tenait solidement Delval par les revers de son
frac. Il poussa l'artiste vers la rampe. Celui-ci, subitement calmé, déclara
posément :
— Tu tiens à ce que je leur fasse des excuses ?
— Je t'en donne formellement l'ordre. Va !
— Soit.
Un silence subit avait succédé au chahut. Et, dans ce
silence, la voix de Delval s'éleva :
— Mesdames, Mesdemoiselles, Messieurs. Je vous ai traités
d'imbéciles, c'est vrai ; je vous fais des excuses, j'ai tort.
La salle applaudit et se calma. Elle avait eu gain de cause.
Et la représentation continua ...
Ce fut le lendemain seulement, après avoir réfléchi aux
paroles qu'avait prononcées l'artiste, que les spectateurs comprirent combien Delval,
sous couleur de leur faire des excuses, s'était royalement payé leurs têtes ...
Roger DARBOIS.
|