Il nous a parfois été demandé comment se classaient entre
eux les tireurs au point de vue de l'adresse et, subsidiairement, si un sujet
donné pouvait user de quelques moyens d'appréciation pour déterminer sa cote
personnelle. Il est facile d'effectuer un classement par rapport aux résultats
obtenus sur le terrain et il est d'usage assez courant de dire que les tireurs
moyens tuent environ 30 p. 100 de ce qu'ils tirent, les bons tireurs, 50
p. 100 et que les grands fusils vont jusqu'à 70 p. 100, mais cette
classification sommaire ne nous donne pas d'indication sur une valeur
individuelle par rapport à la majorité.
On peut se demander s'il n'est pas possible de serrer le
problème de plus près ; nous allons nous y essayer dans cette causerie en
nous excusant de pénétrer quelque peu dans le domaine du calcul des
probabilités. Ceux de nos lecteurs que les considérations mathématiques ne
rebutent pas verront de suite dans quel sens l'étude de ces questions pourrait
être poursuivie.
Nous allons préalablement rappeler quelques définitions
indispensables à la clarté de notre exposé.
L'écart de l'arme est celui qui est dû aux imperfections de
celle-ci et aux variations moyennes des munitions employées, le pointage étant
immuable.
L'écart du tireur est celui qui est dû aux imprécisions de
la visée, aux mouvements divers donnés à l'arme avant et au moment du départ du
coup.
L'écart probable d'ensemble est la somme des deux écarts
ci-dessus.
Si nous laissons en dehors de la question tout moyen de
pointage automatique, on peut concevoir de suite que, pour étudier l'écart de
l'arme, il suffit de l'installer sur un chevalet approprié et de la pointer au
moyen d'une lunette micrométrique, réduisant ainsi à très peu de chose
l'influence de l'opérateur.
Si nous voulons mettre en évidence l'influence de ce dernier
et déterminer ses écarts propres, il suffira avec le même dispositif de faire
pointer à vue et de mesurer les écarts au micromètre.
Dans toutes ces opérations, il n'est, bien entendu, pas
question de tir, mais de simples mesures par procédés optiques. Nous pourrons
mesurer ensuite par les mêmes moyens les écarts de toute une suite de pointeurs
et faire les comparaisons utiles.
L'étude de ces questions a été entreprise il y a une cinquantaine
d'années par le général Journée, alors attaché à l'École de tir de Châlons.
Voici les résultats qu'il a obtenus et qu'il était très difficile de prévoir a
priori :
Les écarts du tireur sur chevalet, mesurés à la lunette
micrométrique, correspondent, pour un sujet entraîné et de très bonne classe, à
un écart de 20" (soit 1/180 de degré). Les écarts obtenus par le plus
grand nombre de pointeurs sont de 40" et par conséquent doubles du
précédent. Enfin les écarts de 99 p. 100 des hommes incorporés sont inférieurs
à 122", c'est-à-dire à trois fois environ la valeur de celui du plus grand
nombre.
Dans le cas d'un tir réel, on arrive, avec des valeurs
différentes, bien entendu, à des résultats analogues au point de vue des
proportions relatives. Si l'on traduit ces résultats au moyen d'un graphique,
on constate que la courbe des écarts est telle que ses deux parties sont
asymétriques, mais qu'elle présente dans l'ensemble l'aspect de la courbe dite
« en cloche », ou courbe de Gauss, bien connue dans les calculs de
probabilité. On retrouve cette dernière dans toutes les études de variations
d'écarts mécaniques ou physiologiques lorsqu'il s'agit de distribution d'objets
au hasard ou de variations diverses.
Le général Journée a traduit ainsi qu'il suit ces divers
résultats d'expérience : les hommes les mieux doués et les plus entraînés
sont aussi distants de la perfection qu'ils le sont de la majorité de leurs
semblables. La maladresse des hommes les moins doués est pratiquement sans
limite.
Si l'on admet, en raison de la généralisation de ces
propositions, que la faculté de se corriger soi-même ou de profiter des avis
reçus suit des lois analogues, on est amené à conclure qu'au-dessous du niveau
moyen de la masse, l'humanité comprend un reliquat d'individus peu susceptibles
d'être améliorés. Seuls sont susceptibles de progresser ceux qui représentent
les meilleurs éléments de la moyenne ; nous pensons que cette conclusion
peut être étendue à de nombreuses manifestations de l'esprit humain.
Ces résultats, peu connus, nous conduisent, en ce qui
concerne le tir de chasse, à la conclusion suivante : il y a toujours
intérêt à chercher à améliorer son tir dès que les dispositions naturelles
classent un sujet un peu au-dessus de la majorité des tireurs ; il est
impossible de préciser l'importance des progrès réalisables, mais leur
probabilité est vraisemblable. Nous mettons bien entendu de côté le cas des
débutants, qui commettent de grosses erreurs de savoir-faire et auxquels l'avis
d'un expert permettra de se classer rapidement à leur valeur réelle.
Dans le tir de chasse, l'écart de l'arme est négligeable par
rapport à l'écart du tireur. Nous dirons même que ce dernier pourrait être
décomposé en deux fractions : l'une caractéristique de l'état physique
(vue, fatigue musculaire, etc.) ; l'autre, dépendant de l'état
psychologique (émotivité). Nous croyons que, sur le terrain de chasse, cette
dernière caractéristique est prépondérante et qu'elle ne peut jamais tomber à
zéro, alors que les autres cas d'étude des écarts comportent des écarts nuls.
C'est dire que, si une arme bien réglée peut, étant mécaniquement tirée,
atteindre parfois le but d'une manière pratiquement exacte, la même arme mise
entre les mains d'un chasseur n'arrivera qu'à une précision de tir inférieure,
et cela d'autant plus que les conditions d'utilisation seront plus délicates.
On pourrait organiser bien des dispositifs permettant de
contrôler, dans le cas du tir réel, la valeur des écarts dus au tireur, mais
les renseignements ainsi obtenus devant la cible n'auraient que très peu de
valeur, à notre avis, car ils seraient très différents de ceux qui peuvent être
obtenus sur le terrain de chasse, lesquels sont seuls intéressants.
Il est plus simple de se faire une idée de ce qui se passe
dans la pratique en se basant sur les pourcentages du gibier tué dans des
conditions approximativement connues, comme c'est le cas, par exemple, dans les
tirs aux pigeons. Étant donnée la connaissance exacte des munitions et des
armes utilisées, on peut admettre que l'écart probable des meilleurs tireurs
est de 1 p. 100 de la distance, c'est-à-dire 35' d'angle.
L'écart des bons tireurs est de 1,5 p. 100 de la
distance et celui des tireurs ordinaires de 2 p. 100 environ.
Bien entendu, ces considérations ne s'appliquent que dans le
cas du tir normal. Il est facile de faire beaucoup mieux lorsque la distance et
le mouvement de la pièce mettent toutes les chances du côté du tireur.
Nous souhaitons que ces mêmes considérations, que nous
n'avons d'ailleurs fait qu'effleurer et qui comporteraient de nombreux
développements si l'on désirait pousser plus avant l'analyse de la question, ne
détournent pas nos lecteurs de la recherche du progrès individuel dans le tir,
mais bien qu'elles leur apportent un encouragement à s'y intéresser en tant que
facteur prédominant du rendement cynégétique.
M. MARCHAND,
Ingénieur E. C. P.
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