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La chasse et le lapin

« Le lapin, disait Toussenel, se tire, mais ne se chasse pas. » Époque bénie où cet alerte rongeur pullulait et où il ne pouvait fournir un chapitre à «Tristia », histoire aujourd'hui bien incomplète des misères et des fléaux de la chasse de France.

Si le lapin se tirait, mais ne se chassait pas, c'est parce que sa recherche n'offrait aucune difficulté et que son tir seul représentait de l'intérêt. Furets aux terriers, bassets dans les bois, rabatteurs cognant les troncs ou fermés savamment conduits, notre Jeannot donnait aux chasseurs l'attrait de nombreux coups de fusil et le plaisir de manchons artistement roulés en pleine course.

Mais au tableau final il faisait triste mine à côté des lièvres imposants et des faisans majestueux.

Certains chasseurs le méprisaient ostensiblement et affirmaient ne lui avoir jamais fait l'honneur d'un coup de fusil, ce qui évidemment leur épargnait le désagrément de le manquer. Tout le condamnait comme gibier secondaire : sa fécondité, son installation dans toutes sortes de terrains, son appétit insatiable qui s'exerçait sur les cultures, ce qui lui valut d'être classé parmi les animaux nuisibles. Ainsi on avait le droit, sous le couvert de quelques menues formalités administratives, de le piéger, de le chasser après la fermeture, de le prendre vivant. La loi ne lui épargnait que le collet, mais non les braconniers.

Pour défendre son espèce, la nature a doté sa femelle d'une prodigieuse fécondité. Elle niche de bonne heure, sa nichée grandit vite ; aussitôt élevée la dame n'a rien de plus pressé que d'en faire une autre, cependant que, dans le même temps, sa première rabouillère lui donne des petits-fils, puis des arrière-petits-fils. Tout ce monde gratte, ronge, fait des tas de crottes partout, creuse la terre, ouvre des passages dans les herbes et les buissons.

Certains navigateurs eurent la malencontreuse idée d'emporter quelques couples vers des terres où on ne le connaissait pas. Nos braves petits conils ne s'y trouvèrent pas dépaysés. Ils s'empressèrent de s'y reproduire en cascade et faillirent ainsi dévorer l'Australie.

Sa fécondité lui ouvrit les portes du prétoire. Certes on ne lui permit pas d'y nicher ni d'y paraître en personne, mais il donna lieu à d'innombrables procès en réparation de ses dommages, expertises et contre-expertises, constatations et transports de justice, où le galimatias des chats fourrés, la malignité des plaideurs, parfois aussi la mauvaise foi des victimes firent voler de joie le papier timbré et meurtrirent les propriétaires de chasses, qui devinrent d'excellents clients de l'industrie du fil de fer grillagé.

Aujourd'hui, sur une grande partie du territoire, tout cela a bien changé : la destruction a été plus forte que la fécondité. Le lapin, qui en bien des cantons avait supplanté le lièvre, s'est trouvé à son tour en butte à la fécondité des chasseurs, si bien qu'il n'y eut plus ni lièvres ni lapins.

On s'aperçut alors qu'il manquait quelque chose, que les autres espèces aussi étaient rares et que le lapin, qu'on « chassait » maintenant, faisait en définitive le fond de la chasse, c'est-à-dire que, pour la majorité des chasseurs, sur cent pièces tuées il fallait compter au moins soixante lapins.

Une réaction se produisit alors en sa faveur. Beaucoup de sociétés de chasse locales interdirent la chasse au furet, de façon à ménager une réserve naturelle. Les régions privilégiées produisant encore des lapins en abondance en firent l'objet d'un commerce actif. Il est maintenant promu au rang de gibier de repeuplement, même de façon officielle ; en effet, la vente des lapins vivants n'est pas seulement le fait des commerçants, mais les Fédérations départementales de chasseurs en procurent à leurs sociétés adhérentes.

Certes les lâchers de lapins ne sont pas toujours faits dans des conditions permettant une réussite certaine. Ils ont été repris facilement aux filets, ou aux bourses, mais pas toujours sans mal pour leur constitution ; on lâche souvent dans des garrigues pierreuses, où ils ont bien du mal à s'acclimater, des lapins repris dans des terrains sablonneux comme ceux de la Camargue ou de la Sologne. On laisse à la nature le soin de les accueillir, d'où des échecs nombreux.

Mais la protection dont il jouit arrive parfois à produire des résultats, et, si la température favorise les nichées, on peut voir les boules grises s'allonger en une fuite saccadée vers les buissons et les lisières des bois. Cela redonne du courage au chasseur, dont la saison écoulée n'a été qu'une suite de désillusions et d'espoirs déçus.

Hélas ! le cycle recommence, Les garrigues ont beau lui offrir à profusion les plantes les plus parfumées, les « brégalous » aux fleurs bleues, les « frigoules » odorantes, il préfère les céréales naissantes et les jeunes sarments de vigne. Les propriétaires n'ont aucune peine à montrer ses dégâts, qui apparaissent d'autant plus au printemps à côté des plantes épargnées.

Alors on demande des autorisations de destruction qui ont lieu en groupe dans les communes classées « sinistrées ». Il faut bien constater que ces destructions ont beaucoup moins d’attraits pour les victimes des lapins lorsque le fusil en est proscrit et qu'elles s'apparentent plus au travail qu'au plaisir de chasser. Nous aimerions voir la loi dans l'intérêt de la chasse en faire l'astucieuse discrimination.

Beaucoup de chasses se sont désagrégées à cause des dégâts des lapins, d'autres ont dû prendre des mesures de protection, parfois à contre-cœur, pour éviter des procès. Le mieux est bien encore de s'entendre entre chasseurs et propriétaires. Je connais des communes où les lapins ont été repris vivants dans les cultures et transportés séance tenante dans un quartier inculte.

Ainsi Maître Jeannot a conquis une place importante dans la chasse française. Il est le seul gibier de beaucoup de chasseurs. Il ne mérite pas le mépris dont l'accablent certains chasseurs plus favorisés que d'autres. Pour le chasser aux chiens courants, il faut de très bons chiens ; avec des cockers, il est particulièrement intéressant. Certes, un chien d'arrêt est plus beau lorsqu'il coule et arrête des perdreaux, mais que de belles poses lorsque les émanations d'un lapin le figent dans son élan.

Ah ! si l'on pouvait enseigner aux lapins le respect des cultures !

Jean GUIRAUD.

Le Chasseur Français N°642 Août 1950 Page 450