Accueil  > Années 1950  > N°642 Août 1950  > Page 454 Tous droits réservés

Les harles

— Le grand Raymond a tué trois curieux canards sur la Dordogne, d'un même coup de fusil. Je les ai vus, ils sont énormes, avec le bec hérissé de dents de scie. Si tu veux, on va aller lui demander la dépouille du plus beau, car je n'en vois pas de ce genre dans ta collection.

C'en est assez. Nous voilà partis aussitôt, à dix heures du soir — martyrs de la science, — par un temps épouvantable. La route est semée de nids de poule transformés en autant de mares par une pluie battante, succédant à une période de gel intense.

— Des becs en dents de scie ? Mais ce sont des harles ... Pourtant, des harles si loin de la mer. Tu es bien sûr ? ...

Enfin, voilà le village. Un raidillon à grimper et nous entrons dans la cuisine campagnarde de l'heureux chasseur. Une écœurante odeur de carnage règne dans toute la pièce ... Sapristi ! on n'a pas perdu de temps là dedans ! Le père de famille, les avant-bras gantés de sang, charcute une masse informe. Une grande lame brille dans sa main ... Sans doute averti de notre visite, il a commencé à préparer pour la cuisine le plus beau des trois canards. Avec ces naturalistes, il faut toujours se méfier, n'est-ce pas ? Un grand plat déborde de morceaux de viande sanguinolents, d'où découle une huile jaunâtre. Sur un coin de la table, voici la tête de la victime, avec un long bec cylindrique, rouge lie de vin et vermillon en dessous, terminé par un crochet très recourbé. Les bords des mandibules sont hérissés de dents de brochet, implantées vers l'arrière : un outil merveilleux pour capturer le poisson. Heureusement, voici les deux autres victimes, liées par les pattes et pendues au manteau de la cheminée. En les soupesant, les oiseaux vomissent de gros poissons à demi digérés, répandant une odeur infecte. Je suis déjà fixé sur la qualité du rôti qui se prépare. Un rapide examen nous permet d'identifier des harles bièvres, deux mâles et une femelle Après quelques pourparlers, il est convenu que j'emporte le mâle qui reste pour le dépouiller, à la condition expresse de rapporter la viande le lendemain.

— Ce doit être bon, avance le fermier. Je pense au dicton des marins : Qui voudrait régaler le diable, lui faudrait bièvre ou cormoran.

Mais il ne faut pas décourager notre maître queux.

— Oh ! certainement. Bien rôti avec de l'ail ... Le lendemain, exact au rendez-vous, je rapporte la carcasse bien enveloppée dans un linge blanc. Je n'ai pas mis pied à terre qu'une voix courroucée m'accueille :

— Vous pouviez le garder, vous savez, votre affaire ! je joue les innocents :

— Mais pourquoi ... ?

— Pensez donc ! Cette saleté m'a fait gaspiller toute ma bonne graisse ! Ça n'a pas commencé à cuire qu'il a fallu sortir de la maison tellement ça empestait la sardine rance, le poisson pourri, que sais-je ! Mon mari a voulu en goûter, il a failli vomir ! jusqu'au labri, monsieur, qui reculait quand on lui a mis le plat devant le nez !

Et le gros chien qui venait flairer le sac pendu à mon guidon retroussa ses babines en signe d'acquiescement.

— Du coup, j'ai jeté l'autre au fumier !

Triste fin pour un si bel oiseau, et surtout si rare chez nous. Ce n'est pas de sitôt qu'un chasseur tuera trois harles d'un coup de fusil sur la Dordogne.

Le harle bièvre (Mergus merganser) est un palmipède qui atteint la taille d'une petite oie. Il fréquente surtout les rivages marins. Les sujets que j'ai eus entre les mains n'avaient pas encore leur plumage définitif. C'étaient des jeunes, ce qui explique plus facilement qu'ils se soient égarés chez nous.

La tête est rousse, avec le front proéminent. La nuque porte des plumes allongées, qui forment une sorte de huppe couchée. Le dos est gris cendré, le ventre blanc, légèrement lacé de fauve, les pattes orangées. Le plumage est extrêmement serré et la peau est imprégnée d'une huile de couleur orangée. Le bec surtout est caractéristique et permet de distinguer les harles à coup sûr.

Les oiseaux, au nombre de sept à huit, sont apparus dans nos contrées pendant une période de grand froid et sont demeurés un certain temps. (J'ai pu, par la suite, me procurer une femelle, provenant de la même bande.) Mais je crois qu'ils ont dû tous se faire occire, car ils étaient relativement peu sauvages, et un « gibier » de ce volume ne peut manquer d'attirer la convoitise des chasseurs. Autant de rôtis effarants, d'invraisemblables salmis ou de ragoûts peu ... ragoûtants ! Personnellement, je n'ai pas mangé de harle, mais le fumet que j'en ai humé en cours de préparation m'a suffisamment convaincu pour ne plus douter de la qualité de leur chair ! ...

Pierre ARNOUIL.

Le Chasseur Français N°642 Août 1950 Page 454