Au Sénégal, les chasseurs étaient divisés en deux clans :
les chasseurs à pied et les chasseurs en voiture.
Si tous les sportifs se trouvaient d'accord sur l'utilité de
la voiture pour se rendre au lieu de chasse, il n'en était plus de même quant à
l'utilisation d'un véhicule motorisé pour la poursuite du gibier. Et, dès que
l'un des partisans d'un des clans rencontrait un partisan de l'autre, une
discussion passionnée s'engageait sur « les inconvénients et sur les
avantages, sur l'intérêt et sur le manque d'intérêt de la chasse en Command'
Car ou en pick-up ».
Ces débats étaient surtout soulevés dans la région de
Saint-Louis, où s'étendent de vastes espaces dénudés, sur lesquels l'on peut
rouler pendant des kilomètres et des kilomètres. Là vivent en abondance des
phacochères (le sanglier Africain), des biches, des lièvres, des outardes, des
pintades, des perdreaux et ? aux bords des marigots, toutes les
différentes espèces de canards.
Il y en a donc pour tous les goûts. Mais les chasseurs à
pied, les passionnés de la poursuite de taillis en taillis maudissaient les
chasseurs en voiture qui, estimaient-ils, rendaient le gibier méfiant.
C'est ainsi que l'un d'eux qui, un jour, revenait exténué
par une longue marche, furieux d'être bredouille, me dit :
— J'aperçois une compagnie de pintades. Je me camoufle.
Je m'approche avec précaution. À 100 mètres, elles se lèvent et s'envolent. Je
continue et je repère à environ 150 mètres un groupe de trois perdreaux. J'ai à
peine fait quelques pas que les voilà partis en rase-motte. Et ainsi toute la
matinée ! ... Eh bien ! tout cela c'est de la faute de ceux qui
poursuivent le gibier en voiture. Il est tellement terrorisé qu'il fuit à la
plus petite alerte.
Un autre partisan de la chasse à pied, lui, s'indignait des
massacres auxquels se livraient les chasseurs motorisés.
— Certains Command-Cars, déclarait-il avec tristesse,
quittent parfois Saint-Louis avec huit chasseurs à bord. Une fois en brousse la
tuerie commence. La compagnie de pintades qui se lève est fusillée de 16 coups
de « 4 ». Un groupe de 5 ou 6 phacochères est poursuivi sans pitié et
massacré jusqu'au dernier presque à bout portant. Il en est ainsi pour les
biches. Et le plus terrible c'est que, bien souvent, ces soi-disant chasseurs
abandonnent sur le terrain une grande partie de leur gibier.
Je ne pus que partager la colère de mon interlocuteur. Car
je ne saurais admettre que l'on tue des bêtes, uniquement pour le plaisir de
les tuer.
Un de mes amis J. B ..., supporter de la chasse
motorisée à qui je faisais part de ces réflexions, me rétorqua :
— J'aime la chasse en voiture. Elle est sportive. On
éprouve une sensation de griserie et une grosse émotion à rouler à 70
kilomètres à l'heure sur un terrain souvent dangereux à la poursuite d'un
phacochère où d'une biche. Et n'est-ce pas un joli coup de fusil que d'abattre
son animal à 50 ou 60 mètres, dans des conditions particulièrement difficiles ?
Certes, je blâme autant que toi les « massacreurs ».
Mais on ne peut pas rendre responsables tous les chasseurs
en voiture des excès commis par quelques-uns d'entre eux. Je te le répète
encore, j'aime ce genre de chasse parce qu'elle est plus dangereuse, plus
pénible, quoi qu'en pensent certains, que la chasse à pied. Laquelle,
d'ailleurs, j'aime bien pratiquer également. Tu le sais !
J'objectai cependant à mon ami que, même sans se livrer à
des hécatombes, il portait préjudice aux chasseurs à pied.
— Tu comprends, lui expliquais-je, avec un véhicule tu
parcours de très longues distances en une matinée. Le gibier s'inquiète du
bruit du moteur. Il ne se sent nulle part à l'abri et devient extrêmement
méfiant.
Mon ami réfléchit quelques instants, puis :
— Alors, toi aussi, tu en arrives là. Je ne suis pas
d'accord avec ton raisonnement. Tu dis qu'il n'y a plus de gibier. Tu fais
erreur ou tu es de mauvaise foi. Que fais-tu donc de cette multitude de petites
îles qui s'élèvent tout le long du fleuve à proximité de Saint-Louis ?
Canards, perdreaux, pintades, pigeons ramiers, sarcelles y pullulent. Sans
oublier les « phacos » qui s'y rendent par les marigots peu profonds.
Il sourit et ajouta :
— Je te propose une solution. Elle me paraît bonne. On
réserve ces îles aux chasseurs à pied. Par contre, les plaines sont le domaine
des chasseurs en voiture. Cela satisferait tout le monde. Maintenant je ne vois
aucun inconvénient à ce que de sévères sanctions soient prises contre ceux qui
commettent des abus.
Cependant je ne comprenais toujours pas le plaisir que
l'on pouvait éprouver à se lancer en Command-Car ou en pick-up, à la poursuite
d'un phacochère ou d'une biche. D'autant plus, qu'à mon avis, la bête n'avait
aucune chance de se sauver et que, finalement, le chasseur devait toujours rester
vainqueur. Dans ce cas, comment apprécier un coup de fusil ?
Afin d'en avoir le cœur net, je résolus de tenter une
expérience et me fis inviter par J. B ...
Le dimanche suivant, à 6 heures du matin, le Command-Car de
J. B ... s'arrêtait devant ma porte. J'étais prêt depuis longtemps,
tant mon impatience de connaître cette chasse, qui avait fait l'objet de tant
de discussions enflammées et passionnées, était grande.
Une heure après, nous pénétrions dans la brousse. Nous
chargeâmes nos fusils et commençâmes à inspecter l'horizon. Soudain le Peul qui
nous accompagnait poussa un cri : « M'Bâm
Alla » (1). J'écarquillai les yeux et regardai dans la direction indiquée
par le guide. J'aperçus alors, à environ quatre cents mètres, trois phacochères
qui, ayant repéré le véhicule, commençaient à filer, leur petite queue pointée
vers le ciel. J'observai J. B ... à la dérobée. Son visage était
durci, et ses yeux brillaient d'un éclat que je ne connaissais point. Il se
pencha alors vers le chauffeur et ce dernier commença à accélérer.
Nous roulions à environ 60 kilomètres-heure. Les trois
phacochères n'étaient plus qu'à environ 80 mètres. Le terrain était devenu
mauvais et nous étions secoués de tous les côtés. Je me cramponnai solidement à
un montant du Command-Car.
Soudain, je vis J. B ... épauler et faire feu. Au
même instant, le chauffeur fit une embardée pour éviter une grosse souche qui
dépassait du sol. J. B ... n'eut que le temps de se rattraper au
siège du conducteur. Quant à moi, j'éprouvai un violent choc à l'épaule et
serrai mon fusil de toutes mes forces pour ne pas le laisser tomber.
J'entendis un second coup de feu. L'un des phacochères se
mit à courir en zigzag, puis s'écroula mortellement atteint. J. B ...
grommela : « S'il n'y avait pas eu ce maudit cahot ! ... »
Malgré tout, il avait un sourire satisfait. En moi-même, je maudissais le
moment où j'avais décidé de partir pour cette expédition. J. B ... me
dit :
— Alors, Bob, qu’en penses-tu ?
— Ce que j'en pense. Eh bien ! mon vieux, c'est
bien la première et la dernière fois que je t'accompagne. Ce n'est pas de la
chasse. C'est de la folie ! Du suicide ! Le visage de J. B ...
s'assombrit :
— Si tu n'es pas content, froussard, reste-là et chasse
à pied ! Nous passerons prendre Monsieur dans une heure !
Et il éclata de rire.
Vexé, je remontai dans le véhicule, et ce que J. B ...
appelle de la chasse continua.
Un quart d'heure après, deux phacochères étaient en vue. Le
chauffeur lança son véhicule dans leur direction. Le terrain était encore plus
mauvais que précédemment.
J. B ... murmura quelques mots à l'oreille du
chauffeur. Celui-ci sourit. Quelques instants après, je comprenais la raison de
ce sourire, les phacochères se trouvaient de mon côté. Il me fallait bien
tirer. J. B ... m'observait, un sourire aux lèvres.
Je décidai de tenter ma chance. J'essayai de prendre ma
ligne de mire. Je voyais devant moi le ciel et la terre. Mais pas de
phacochère. Le Command-Car sautait tant et plus. Enfin, je tirai et J. B ...
pouffa de rire. Mes plombs, en effet, étaient tombés à 20 mètres de la voiture.
Enfin, chance unique, nous entrâmes dans un terrain relativement plat,
Rapidement, j'épaulai et tirai. La bête s'écroula foudroyée, alors que je me
surprenais à pousser un cri d'allégresse :
— Je l'ai eu !
J. B ... m'envoya alors de grandes claques sur le
dos en me disant :
— Alors, petit ? ...
Vers une heure et demie de l'après-midi, nous étions installés
chez moi, occupés à déguster deux « cognac Perrier », tandis que ma
femme s'extasiait devant les deux phacochères, les deux outardes, les cinq
pintades et les deux canards que nous avions ramenés.
Mais, bon sang ! que mon épaule me faisait mal !
Pendant plusieurs semaines je songeai à cette sortie en
brousse et, en toute objectivité, je pensai que, quant à moi, le problème de la
rivalité entre deux clans restait entier.
Mais les « massacreurs », dont mon ami J. B ...
me parlait lui-même, devaient bientôt mettre un terme aux débats. Les excès
s'accumulant, le Service des Eaux et Forêts du Sénégal vient, par une
circulaire, de rappeler que, sous peine de sanctions, la poursuite du gibier en
voiture était formellement interdite.
La question se trouve ainsi réglée. Les chasseurs à pied
jubilent. Et tous les chasseurs en général devraient être heureux de cette
protection du gibier contre ceux qui ne voient que le tableau, et quel tableau ! ...
J'ai rencontré depuis mon grand ami J. B ... Il
avait pris connaissance de la circulaire des Eaux et Forêts. C'est un peu
tristement qu'il me dit :
— Mon vieux Bob, il faut être « fair-play ».
Après les abus commis par des salopards (sic), il n'y a pas d'autre
solution pour protéger le gibier. Mais parlons d'autre chose, veux-tu ! ...
Je sentis alors combien il était personnellement et
profondément peiné de cette décision, lui qui me parlait avec tant de ferveur
de la chasse « sportive » en voiture.
Je crois qu'il en gardera longtemps la nostalgie.
Robert LE CORROLLER.
(1) Cochon de brousse,
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