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Vitesse de nage des poissons

C'est un curieux livre que La Parade des Animaux, où Frank W. Lane a essayé d'accumuler les observations les plus diverses et les plus curieuses, qu'il a glané dans ses innombrables lectures de livres d'histoire naturelle. On y trouve du meilleur et du pire. Il est bon de l'aborder avec un esprit critique et, dans sa partie, un spécialiste y relève vite les erreurs et les naïvetés qu'il a parfois laissé passer. Un chapitre de son livre est consacré à la vitesse de nage des poissons.

Bien souvent, on s'est contenté de chronométrer, sur la base connue de la vitesse d'un bateau, la vitesse que le bateau a dû réaliser pour dépasser le poisson dans un temps déterminé. D'autres, comme Houssey ou Magnan, se sont servis d'une poulie mobile reliée par un fil de soie à un poisson et qui tourne comme fuit l'animal, un dispositif enregistrant la rotation de la poulie.

C'est ainsi que Lane donne le tableau ci-dessous, glané un peu partout, des différentes vitesses de nage des différents poissons ; il s'agit de vitesses maximum, en kilomètres à l'heure :

Brème 1,0 Épinoche 10,0 Tanche 11,0
Anguille 12,0 Carpe 12,5 Muge (mulet) 13,0
Vandoise (assêje) 14,5 Gardon 16,0 Perche 16,5
Bar (loubine) 19,0 Alose 32,0 Brochet 33,0
Truite 37,0 Saumon 40,0 Thon 71,0
Espadon 97,0

Nous verrons plus loin que ces chiffres sont un peu forts et doivent être légèrement diminués. Il n'en demeure pas moins que la vitesse de l'espadon est stupéfiante ; elle a pu être déterminée de façon précise, étant donné que les sportifs américains le pèchent au large de la Floride et de la Californie, et qu'il leur a suffi de mesurer le nombre de mètres de filin pris par un espadon ferré. Le British Muséum, à Londres, montre un fragment de coque de bateau en bois où une épée d'espadon, c'est-à-dire ce prolongement osseux et pointu qui prolonge la tête, s'est enfoncée de 55 centimètres dans le bois, sous l'effet d'une ruée d'attaque du poisson contre le bateau.

Mais revenons à nos poissons d'eau douce français et aux mesures précises faites par Magnan et par l'inspecteur des Eaux et Forêts Kreitmann. Dès 1927, Kreitmann, qui avait été saisi par son Administration du problème des échelles à poisson, s'était préoccupé de déterminer les vitesses de nage des différentes espèces, afin de pouvoir calculer les pentes limites des échelles et limiter la vitesse du courant d'eau à un chiffre inférieur à la vitesse maximum d'effort de l'espèce ou des espèces dont on cherche à favoriser la migration.

Il avait donc construit sur la Vienne, au bec des Deux Eaux, un canal alimenté par la chute, l'accès de l'eau étant réglé par une vanne dont l'ouverture faisait varier la vitesse de l'eau ; cette vitesse était mesurée au moulinet de Woltman ou au tube de Pitot. Kreitmann déterminait la vitesse de l'eau que le poisson ne pouvait remonter, et à laquelle l'animal restait calé, immobile, en luttant de toutes ses forces. Cette vitesse de l’eau représente donc la vitesse limite de nage du poisson considéré.

Ces observations ont permis de noter le tempérament des diverses espèces de poissons :

— La carpe fait des efforts très vigoureux, mais ne les soutient pas longtemps.
— La perche lutte avec constance contre le courant.
— La tanche est molle.
— La brème, contre toute attente, est pleine d'énergie, sans pouvoir résister longtemps.
— L'ablette est courageuse et combat jusqu'à épuisement complet.
— Le barbeau et le chevaine sont les plus vigoureux.

Ci-dessous le tableau des vitesses en mètres-seconde mesurées par Kreitmann. La vitesse dite « de bonne résistance » est celle où le poisson peut tenir pendant dix minutes ; « la résistance difficile » est la vitesse à laquelle il parvient à résister pendant une durée de une demie à une minute, et enfin la vitesse limite à laquelle il résiste quelques secondes seulement.

Espèces de poissons Vitesse de bonne résistance Vitesse de résistance difficile Vitesse limite
en mètres par seconde.
Barbeau 0,50 0,55 à 0,90 0,50 à 2,20
Chevaine 0,45 à 0,60 0,55 à 0,65 0,60 à 1,75
Brème 0,35 à 0,45 0,50 à 0,60 0,55 à 0,65
Perche 0,30 à 0,35 0,40 à 0,45 0,45 à 0,60
Ablette   0,50 0,60
Tanche 0,50 0,35 à 0,40 0,45 à 0,50
Brochet 0,25 à 0,35 0,35 0,45
Carpe 0,30 0,35 0,40

Pour la truite, Kreitmann avait installé sur un affluent du lac Léman un appareil plus précis, où la vitesse du courant est maintenue plus constante, il a obtenu ainsi les chiffres suivants :

Poissons
----------
Vitesse limite en m./sec.
----------
Truite 4,40 soit 16 km./h.
Hotu 3,50
Chevaine 2,70
Barbeau 2,40
Sophie 1,80
Poisson-chat 0,70

Ces chiffres sont, du moins en ce qui concerne la truite, inférieurs de moitié aux chiffres indiqués par Lane. Ces vitesses limites étant données, nous essaierons de classer les poissons selon la formule : V / √L employée en matière de génie maritime pour la comparaison des navires où V est la vitesse en centimètres-seconde et L la longueur en centimètres du poisson ou de la coque du bateau ; nous avons :

Première classe : les poissons très rapides où V/ √L va de 80 à 100 (saumon, truite).
Deuxième classe : poissons rapides où V/ √L va de 40 à 45 (barbeau, chevaine).
Troisième classe : poissons normaux ou V/ √L va de 10 à 15 (ablette, perche).
Quatrième classe : les poissons lents V/ √L inférieur à 10 (brochet, carpe, tanche).

Quant au saumon, il n'a pas été possible de le faire passer par les appareils de Kreitmann. Kreitmann s'est alors contenté de mesurer la vitesse de l'eau dans les barrages naturels de France et d’Écosse que franchit le saumon. Cette vitesse limite du saumon a pu être calculée à la cascade de l'Orrin, petite rivière écossaise où le saumon franchit une cascade naturelle de 3m,60 de hauteur ; il est vrai que seuls les petits saumons de 5 kilos arrivent, non sans de nombreux efforts, à franchir cette chute. Du fait de cette cascade, il s'est constitué dans cette rivière une véritable lignée de saumons sportifs par sélection héréditaire.

Je passe sur les formules algébriques et cinétiques simples qui, à partir des données de base, peuvent servir à déterminer la vitesse limite du saumon et j'en donne tout de suite le résultat ; cette vitesse limite est de 8 mètres-seconde environ, soit 28 kilomètres à l'heure, et c'est ce chiffre qui a été retenu dans le calcul des échelles à saumon actuelles. C'est ainsi que les récentes échelles construites dans les gaves de Pau et d'Oléron sont des couloirs dotés de ralentisseurs où la vitesse mesurée au moulinet de Voltman a un maximum de 3 mètres seconde, ce qui les rend franchissables pour le saumon, la truite et le chevaine, la plupart des poissons de vitesse inférieure y étant arrêtés.

Telles sont les vitesses moyennes des poissons. Les pêcheurs seront sans doute déçus, car ils s'imaginent bien souvent qu’ils atteignent des vitesses supérieures, mais les chiffres donnés par Lane sont trop forts et doivent être réduits de 30 à 40 p. 100. Je laisse aux pêcheurs le soin de calculer, par leurs expériences personnelles, la vitesse de déroulement du fil par un poisson ferré sur leur moulinet à tambour fixe. Quant à cette vitesse, elle est acquise par le mouvement des nageoires et surtout par le mouvement hélicoïdal de la nageoire caudale. Sourions doucement aux affirmations de Lane qui dit que les poissons se propulsent tels les moteurs à réaction ou les fusées par jets d'eau jaillissant des branchies par le mouvement des opercules.

DELAPRADE.

Le Chasseur Français N°642 Août 1950 Page 469