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La pêche à la mouche

"Tape à noyer" et "monter court"

On a beaucoup écrit et l’on parle beaucoup, entre pêcheurs, de ces phénomènes bizarres que sont le « monter court » et le « tape à noyer ». On confond souvent ces deux comportements.

Sans que rien le fasse prévoir, le pêcheur, insouciant, après n'avoir constaté jusqu'alors rien d'anormal dans le cours de sa partie de pêche, observe que de nombreux ratés viennent de marquer ses derniers coups de ligne. Si c'est un pêcheur averti, il constate qu'il est en présence d'un des phénomènes en question. Lorsque le poisson monte à la mouche et ne la prend pas, en faisant un remous caractéristique, sans sortir de l'eau, il « monte court ». S'il saute sur la mouche en bondissant hors de l'eau et que par une légère contorsion il tape réellement sur elle en plongeant, on dit alors qu'il « tape à noyer ». C'est surtout de ce comportement que je veux parler. Quant au monter court, dont nous reparlerons d'ailleurs, il se produit en d'autres cas pour des raisons différentes.

    1° Quand le poisson est trop longtemps excité par le passage répété de la mouche, avant de fuir ;

    2° Quand il y a plusieurs mouches sur l'eau et qu'il n'en prend qu'une seule. C'est le cas du « désespoir du pêcheur » au crépuscule ;

    3° Quand il y a mauvaise présentation. Dans tous ces cas, le fait se manifeste par un « rond », mais le poisson ne saute pas.

Quand le poisson « tape à noyer », il agit, surtout, avec sa queue, mais aussi avec sa tête, comme s'il voulait frapper pour blesser ou tuer peut-être ce qu'il croit être un insecte.

Je dis d'emblée que je ne crois pas un instant que n'importe quel poisson agisse par raisonnement, par intelligence ; je crois, au contraire, qu'il prend, en ce cas plus qu'en tout autre, la mouche pour un insecte. Il se trouve alors dans un état spécial, sans faim très probablement, ou peut-être d'euphorie digestive passagère, si je puis dire, qui le fait jouer avec la mouche, aussi bien qu'avec l'insecte naturel d'ailleurs, jusqu'au moment où ce dernier, étant mort, ne l'excite plus. Cet état est bien un état physiologique, car il n'est pas isolé mais collectif.

Il est rare que l'on ne trouve pas, dans la nature, chez des animaux différents, des comportements analogues susceptibles d'éclairer notre lanterne. Mieux vaut, je crois, chercher dans cette voie plutôt que de prêter, grâce à notre imagination, une intelligence supérieure, la nôtre, à des animaux qui en sont dépourvus.

Avez-vous observé un chat jouant avec la souris ? On dit, parfois, que c'est pour apprendre le jeune bébé chat que la mère chatte apporte la souris habilement paralysée à son petit. Peut-être y a-t-il du vrai, mais comme le gros matou, son père, agit de même pour lui seul, il faut chercher une autre explication.

Quand le chat saute sur la souris aussitôt qu'il la voit à sa portée, c'est par un véritable tropisme, un réflexe irrésistible : il ne peut pas faire différemment. Il mange ensuite la souris s'il a faim ; souvent, s'il est bien nourri, il l'abandonne, après s'être rendu compte par quelques coups de patte qu'elle ne bouge plus. Morte, elle lui est indifférente, et, s'il continue à jouer avec elle, quand elle vit encore, c'est pour retrouver l'occasion de satisfaire à nouveau ce besoin, ce réflexe, appelez-le comme vous voudrez, qui le fait sauter sur elle. Il n'y a pas que le chat qui se comporte ainsi ; le chien aussi. J'ai une jeune chienne qui est merveilleuse pour bondir sur les taupinières quand elle sent la taupe sous le monticule de terre. Si la taupe résiste à son coup de dent, elle s'en amuse comme le chat avec la souris et ne la mange pas.

J'ai observé le chevesne dans de très bonnes conditions. Je l'ai vu dans cet état monter à l'insecte naturel. Il n'y monte pas brusquement en partant du fond ; il arrive lentement à la mouche, au moins la première fois, semble l'inspecter, puis saute et retombe brusquement sur elle. Le chevesne disparaît sous l'eau, mais la mouche est encore là. Quelques instants se passent, puis brusquement, alors, il reparaît et saute à nouveau sur la mouche. La mouche a encore résisté, ce n'est qu'à la troisième fois que je ne la vois plus. Était-elle noyée ? gobée ? Je ne sais. Je crois que, selon l'état physiologique du poisson, les deux peuvent se produire, comme le chat qui tantôt mange ou ne mange pas la souris morte. C'est pourquoi si, en pareille aventure, vous continuez à pêcher, vous prenez quand même quelques poissons, en attendant que cet état d'euphorisme général et éphémère ait disparu.

Je ne crois pas que la qualité de la mouche y soit pour quelque chose. Changer de mouche ne servira de rien, pour la bonne raison que, tous les insectes étant gobés tous doivent être susceptibles de provoquer les mêmes réflexes, ce qui ne veut pas dire le gobage de la mouche.

Pratiquement, le pêcheur qui ne s'énerve pas, celui qui préfère continuer au lieu d'aller attendre en fumant quelques bonnes pipes, en faisant une aquarelle ou quelques croquis à l'instar du regretté A. Andrieux, à l'ombre, en attendant que cela passe, peut donc prendre quelques poissons parmi ceux qui ne dédaignent pas la proie morte ou ceux qui seront harpés par l'ouie, la nageoire dorsale ou la queue. Quelques auteurs conseillent en ce cas la mouche noyée, ce n'est pas incompatible avec ce qui précède. Quant à ceux qui voient dans ce comportement la preuve que le poisson est malin, rusé, qu'il se moque du pêcheur, je crois qu'ils font des poissons des êtres plus intelligents qu'ils ne le sont. Seuls les hommes agissent ainsi, le facétieux n'existe pas chez les animaux, ils semblent jouer, mais, en réalité, il n'en est rien : ils subissent.

P. CARRÈRE.

Le Chasseur Français N°642 Août 1950 Page 470