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Du caprice des truites

ou du manque de sagacité du pêcheur

Pendant les dernières vacances de Pâques, j'ai pêché la truite à la mouche dans la Truyère, aux environs de la charmante bourgade du Malzieu-Ville, en Lozère. Durant cette période, le temps gris et vif, avec vent du nord, a largement dominé. Aussi, la pêche fut-elle bonne dans l'ensemble, certains jours excellente. Une fois, pourtant, mon amour-propre fut piqué au vif et voici comment. Dressons d'abord un tableau rapide des circonstances : beaux courants connus et appréciés, vent du nord, ciel couvert, quelques éclaircies ensoleillées très courtes, terrain plat dénudé, à peine quelques osiers, bref, rien qui pût atténuer la violence du vent, quelques mouches nées dans un rayon de soleil aussitôt balayées et emportées on ne sait où, grande difficulté à lancer à cause des rafales. Au bout de deux heures de pêche, j'avais deux truitelles et, abruti par le vent, je regagnais la maison, désappointé, mais non mélancolique, car un vrai pêcheur n'est jamais triste quand il longe la rivière et écoute la chanson de l'eau. Je rencontrai alors, campé au milieu du courant, avec de l'eau au ras des bottes et fouettant consciencieusement, un de mes bons amis, hôtelier réputé de Malzieu.

— Ne vous fatiguez pas ! lui criai-je, et sortez ! Il n'y a rien à faire.

— Comment, rien à faire ! s'exclama-t-il. Elles montent ferme en ce moment ; d'ailleurs, vous allez voir ce que je viens de prendre sans bouger de place.

Il regagna la berge et extirpa de son panier huit belles truites, dont l'une dépassant la livre, et qu'il aligna encore pantelantes sur l'herbe humide. J'en restai sidéré.

— Eh bien ! vous avez de la chance !

— Pêchez, me dit-il, elles mouchent !

J'étais sur la rive opposée, mal placé, à cause des arbres. Je lançai. J'en pris deux et en manquai plusieurs parce que je ne pouvais pas présenter mes mouches correctement et devais ferrer bien trop obliquement. En effet, elles venaient, il fallait se rendre à l'évidence.

Comment expliquer le phénomène ?

Nous sommes, mon ami et moi, et sans aucune vanité, de bons pêcheurs à la mouche, de forces sensiblement égales. D'autre part, je tiens pour négligeable, tout au moins au début de saison, la couleur et la forme des artificielles, alors que j'attache beaucoup plus d'importance à la distance de la surface à laquelle elles naviguent. Or, avec quatre mouches, il s'en trouve nécessairement une à un niveau satisfaisant au caprice momentané des belles mouchetées. La solution n'est donc pas là. Au bout d'un moment, je m'aperçus que l'endroit où les truites montaient si franchement était nettement moins venté que celui que j'avais pêché au début de l'après-midi. Un rideau de forts peupliers et des vergnes de grande taille opposaient à la bourrasque un obstacle considérable. Il se produisait, au-dessus de la rivière, et grâce à eux, un remous de l'air analogue à celui qu'on observe dans l'eau derrière une grosse pierre qui brise le courant. Dans ce calme relatif, les insectes frais éclos pouvaient se livrer à leur danse habituelle sans risquer d'être emportés et, en surface, dérivaient en assez grand nombre. Cela avait pour effet de mettre les truites en mouvement dans ce coin privilégié et expliquait la réussite de mon ami. Conclusion : par grand vent, rechercher les coins abrités.

Durant ces vacances, j'ai fait aussi deux autres remarques. D'abord, une fois de plus, j'ai vérifié que le « sale temps » était favorable à la pêche à la mouche avec recrudescence des montées pendant une abondante chute de grésil.

Ensuite, ayant accroché ferme une bête d'un kilo ou plus, je me suis fait casser en fin de manœuvre sans avoir commis de faute, du moins je l'ai cru pendant quelques jours. À la réflexion, ressassant cet instant émouvant pour la centième fois, j'en suis arrivé à la conclusion suivante : si, au lieu d'amener ma truite sur la berge, dans très peu d'eau, je l'avais maintenue en eau profonde sans lui mettre le nez à l'air, j'eusse pu probablement la faire entrer dans mon épuisette sans qu'elle s'en doute, si je puis dire. Au lieu de cela, bien que fatiguée, elle trouva une dernière énergie, salutaire pour elle, hélas ! quand elle sentit son museau sorti dans un milieu fluide qui n'était pas le sien. Ai-je besoin de dire que d'énergiques et sonores protestations contre la malignité des dieux accompagnèrent sa fuite d'ailleurs nonchalante et comme narquoise ? Tous ceux à qui pareille mésaventure est advenue me comprendront certainement.

BALUSSAUD.

Le Chasseur Français N°642 Août 1950 Page 472